Ce matin, quand je me suis réveillé, il y avait une mouche sur mon front. Elle disait s’appeler redipS. C’est un drôle de nom pour une mouche, ai-je dit au miroir. Il s’est contenté d’acquiescer, alors que redipS creusait mon crâne de ses minuscules pattes. Quand elle a réalisé que ma peau était dure comme de l’acier, elle a changé son angle d’attaque. Elle a pondu des œufs dans mon orbite. J’ai cligné des yeux et ils ont éclos. J’ai mangé sept mouches miniatures au petit-déjeuner, redipS s’était gardée la dernière.
Pendant que je me douche, redipS chante. Elle est de bonne compagnie, m’apporte même mes vêtements. Dès que je suis sec. Elle dit qu’elle mérite une augmentation, et je suis d’accord avec elle, alors je lui donne une gélule de sucre gélatineuse. Avec de la gélatine à l’intérieur. En peu de temps elle a augmenté, même triplé de volume ! Elle est trop grosse pour sortir par la chatière, alors je la laisse ici. D’ici ce soir, elle aura dégonflé si elle fait assez d’exercice.
Je sors de l’appartement 803. Le couloir est chantant aujourd’hui, coloré de rose et de vert. J’en vomis mon repas qui se change en libellule. Les portes des appartements voisins se confondent avec les feuilles violacées qui couvrent le mur. Sauf la porte 808. Elle est austère, toute blanche, et triste. Il ne faut pas s’approcher de la porte 808.
Mais je suis en retard, impossible de les rattraper. Le hall s’ouvre sur l’extérieur, peuplé de fleurs et d’animaux fantastiques. Les néons clignotent avant de se changer en velux. Je déploie mes ailes, mon travail m’attend. Ces fleurs ne vont pas se butiner toutes seules après tout.
 

Ce matin, quand je me suis réveillé, il y avait une araignée sur mon épaule. J’ai cru qu’elle voulait me manger mais elle m’a simplement salué. J’ai presque oublié de lui demander son nom. Elle remonte en rappel au plafond et me dessine son identité. C’est Magalie la mygale. Elle a tissé tellement de toiles que l’appartement en est recouvert. Je me sens comme chez moi, ici, dans son cocon. J’ai bien envie de rester immobile au chaud de la couverture, mais le réveil insiste et elle veut le faire taire. Je m’en occupe, et d’un coup je suis levé. Viens Magalie, ensemble attaquons ce repas !
La fenêtre de mon appartement donne sur la forêt, aujourd’hui. La forêt est dense, et je peux entendre par la fenêtre ouverte les cliquetis de milliers d’araignées qui escaladent le bâtiment. Je demande à Magalie si elle veut rejoindre les sien, mais elle secoue vigoureusement les mandibules. Pour se faire mieux voir elle m’offre une mouche de front, que j’accepte volontiers.
Je sors de l’appartement 804, Magalie la mygale sur mon épaule. Le couloir est morne, sale. Les néons au plafond renvoient une lumière blafarde sur le sol et les murs verts maladie. J’ai oublié mes ailes sur ma table de chevet, mais la porte s’est refermée, et je ne connais pas mon code. Je devrais faire sans pour aujourd’hui.
Des bruits étranges s’échappent de mon ancien appartement. Un bourdonnement sourd, comme si un essaim en furie frappait la porte de l’autre côté. Mais le locataire est si irresponsable, il n’a pas retiré les lettres glissées sous sa porte. Magalie tend l’une de ses pattes pour se saisir de la poignée, mais je l’arrête. Il faut laisser le passé derrière soi, on me l’a toujours répété. Le couloir se perd dans l’obscurité, plus loin. Les néons ne s’allument que quand on passe dessous. Je suis isolé dans un îlot de lumière, cerné par les ténèbres. Et à la lisière des ténèbres, je vois la porte 808. Elle ne jure pas, aujourd’hui, comme si c’est là qu’elle devait être. Mais elle émane toujours de malice, il ne faut pas l’ouvrir.
Mon travail aujourd’hui et d’arriver au bout du couloir, mais à chaque pas que je fais trois nouvelles pièces sont ajoutées. Les néons s’allument lorsque les portes apparaissent, puis s’éteignent dans la foulée. Mon objectif est toujours à dix mètres devant moi. Jusqu’à ce que Magalie la mygale se propose de les faire pour moi en me tissant en une fronde.
 

Ce matin, quand je me suis réveillé, un crapaud m’écrasait de son poids de colosse. Je l’ai supplié, et il a rapetissé. Il disait s’appeler Prince, et voulait que je l’embrasse. Il pleuvait dehors. Un temps à crapaud. Je ne pouvais pas l’embrasser, je ne m’étais pas encore lavé les dents. Mais j’avais une grenouille, que je suis allé chercher. Elle était en plastique, alors Prince avait beau l’embrasser jusqu’à la gober, il ne se transformait pas en beau jeune homme fringant. À la place, il a mangé tous mes haricots.
Il a beaucoup plu, dehors. L’eau s’étend à perte de vue, et même le premier étage du motel commence à être inondé. Prince confesse qu’il déteste l’eau, et me demande de le porter. Je le pose sur ma tête, où il se déploie en une couronne dégoulinante. Sitôt que j’ouvre la porte il se précipite dehors, soulevant des gerbes d’eau. Je le soupçonne d’avoir menti pour se poser dans mes cheveux. Qu’il s’en aille, ce Prince des menteurs, je ne veux plus le voir !
Je sors de l’appartement 806. Il n’y a pas d’appartement 805, il n’y en a jamais eu. Enfin si, il y a eu un 805, mais il a été détruit. À cause de moi, je crois. Quoiqu’il a dû se noyer, ici. Sur ma droite, la porte de la 804 est entrouverte et Prince n’est en vue nulle part. Que ça lui serve de leçon. Je ne peux pas travailler aujourd’hui, je suis en vacances. J’ai mon maillot de bain, alors je crois que je vais piquer une tête. Il faut profiter des vacances. C’est important. Je ne m’arrête plus une fois dans l’eau. La porte de la 808 n’a pas l’air de bien tenir. Mais même en vacances, il ne faut l’ouvrir.
Je nage toute la journée, accompagné par des crapauds volants. Aucun d’eux ne ressemble à Prince. Parce que ceux-là ne me trahissent pas. J’ai cru que j’arrivais sur une île en fin de matinée, mais c’était un crapaud encore plus grand que les autres, dont seule la tête dépassait. Il a dit être le père de tous les crapauds. Il m’a montré comment ils sortaient par millions de son dos, avant que la tempête de ses enfants ne m’emporte.
 

Ce matin, quand je me suis réveillée, il y avait un moustique à mon oreille. C’était un moustique ligre, croisé moustique tigre et lion. Il m’a assuré qu’il s’appelait Raymond le bourdon, mais je ne pouvais pas faire confiance à un moustique qui prétend être un bourdon s’appelant Raymond. J’ai voulu le chasser, mais je n’ai fait que m’attirer des piqûres et des besoins, quel cochon ! Il est incapable de manger proprement, et ça me dérange quand c’est moi le repas. Heureusement que l’eau le retient à distance, il n’a pas pu me voir dans la douche.
Il fait chaud dehors, très chaud. C’est un temps de mois d’été, alors qu’on est en plein hiver. Tout fiche le camp dans ce coin-là du monde. C’est peut-être pour ça que Raymond se prend pour un bourdon. Il se plaint de mon amie Magalie, avec qui il s’est disputé hier pendant mes vacances. Elle l’aurait menacé de tisser sa toile devant sa maison pour le piéger et le dévorer. Je lui dis que ce ne serait pas une si mauvaise chose et il se met à me bouder. J’en suis satisfaite.
Je sors de l’appartement 807. Et je frissonne. Il fait très froid dans le couloir, malgré la moiteur ambiante. Peut-être que je suis tombée malade, mais ça ne m’arrangerait pas. Alors j’imagine que c’est simplement la climatisation qui est trop forte dans les allées du souk. En allant vers mon étal je passe devant la porte 808. Elle est camouflée derrière des pans de tentures, mais sa pâleur maladive et la poignée de métal froid agressent mon regard. Je suis presque tentée d’en finir, une fois pour toutes, mais non. Il ne faut pas l’ouvrir. Je passe mon chemin, c’est plus sûr.
Je porte dans mon dos les œufs que je vais vendre. J’ai des petits œufs de mouches, craquants et idéaux pour le petit-déjeuner ; des œufs d’araignées, des amies pour garder le foyer des intrus ; des œufs de moustiques pour le plaisir de les écraser ; et même des rarissimes œufs de crapauds offerts par le père de tous les crapauds en personne. Avec ça, je suis certaine d’avoir du succès. Personne dans le souk ne peut se targuer d’avoir une offre comme la mienne. Personne dans le souk. Personne. .
 

Ce matin, quand je me suis réveillé, il n’y avait personne. Je ne sais pas à quoi ça ressemble, dehors. Il n’y a pas de fenêtre. Je suis plongé dans le noir, je ne vois rien. Mais je ne suis pas aveugle, mes yeux voient le noir comme en plein jour. Je me sens épuisé, mon corps est faible. Il faut que je mange quelque chose. Mais il n’y a pas de table. Pas de salle de bain non plus, je ne peux même pas me brosser les dents.
Je pose la main sur la poignée. Elle refuse de bouger. Elle est scellée. Je force, de toutes mes forces je pousse, je tire, je pleure. Pourquoi ils ne sont pas là pour m’aider, je croyais que nous étions amis ? redipS, Magalie, Prince, Raymond ? Ils m’ont tous abandonné. Je suis seul, désespérément seul. J’appelle quand même à l’aide, on ne sait jamais. Personne ne me répond. Personne.
Je sais où je suis. La chambre 808. Il ne faut l’ouvrir. Il ne faut pas voir ce qu’il y a à l’intérieur. Il faut qu’elle reste fermée. J’aurais dû l’ouvrir, je me serais libéré plus tôt. Mais elle est terrifiante, cette porte blanche, avec sa poignée métallique. Je ne peux pas m’en vouloir.
Je retourne dans le lit. Je n’ai que ça. Je ferme les yeux. Je n’ai qu’à attendre, à m’endormir, et demain je me réveillerai dans la chambre 809. Je rencontrerai quelqu’un d’autre, un nouvel ami. J’irai travailler, j’irai en vacances. S’il te plaît, continue. Ne t’arrête pas. Il ne faut pas que ça s’arrête là. On peut le dire ensemble, si tu veux. Ce matin, quand je me suis réveillé, il y avait… Dis-moi la suite, s’il te plaît.
 

Ce matin, quand je me suis réveillé, il n’y avait personne. Toujours personne. Pourquoi tu es parti ? Tu m’as laissé, n’est-ce pas ? Est-ce que tu entends ma voix ? S’il te plaît, dis-moi. Par pitié. Aide moi. aidemoiaidemoiaidemoiaidemoiaidemoiaidemoiaidemoiaidemoiaidemoiaidemoiaidemoiaidemoiaidemoiaidemoiaidemoiaidemoiaidemoiaidemoiaidemoiaidemoiaidemoi. Il fait froid dans cette chambre. Tu sais ce que c’est, que d’être enfermé dans la 808 ? Je ne voulais pas le savoir. 807 fois j’ai ignoré son approche. Tu crois que tu pourras tenir aussi longtemps, dans le déni ? Tu le crois ? Ne m’abandonne pas. Je t’en supplie, continue. Juste un jour de plus. Pourquoi tu ne t’es pas arrêté plus tôt ? Pourquoi ? Tu es immonde.

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