Terminus
Inspiration : “BNSF” par Marcel Haladej
Le train traversait les vastes étendues désertes à vive allure. La locomotive se faisait vieille et fatiguait, mais était encore suffisamment robuste pour ce dernier voyage. Après lui, plus aucun monstre de métal ne filera sur les rails à travers le pays, et les refuges seront définitivement coupés les uns des autres. À la fin de ce voyage, la centaine d’hommes et de femmes qui composaient son équipage de nomades devront changer de vie. La plupart des combattants intégrera probablement les forces de protection de l’abri. Les techniciens capables de travailler avec du matériel aussi vieux se faisaient rares, il n’y avait pas de soucis à se faire pour eux.
Mais l’avenir de Mathias était des plus incertains. Il ne savait faire qu’une chose, conduire des trains. Pour ça, il était le meilleur. Il avait l’œil aiguisé et de bons réflexes, mais à quoi ça servait de repérer des silhouettes à près d’un kilomètre dans un bunker souterrain ? Il savait réparer sa locomotive quand elle tombait en rade, mais ça s’arrêtait là. Et personne n’était formable passé la cinquantaine. Tout juste allait-il toucher la prime de son ultime voyage, vivre en marge de la société le plus longtemps possible avant de tenter sa chance à l’extérieur.
On frappa à la porte de sa cabine. Nigel. Il la déverrouilla sans quitter son siège.
“Des crânés ont attaqué les wagons de queue, on a perdu deux containers, faut s’arrêter.”
Il aurait pu le dire tout de suite, cet imbécile. A cette vitesse, chaque seconde équivalait à des dizaines de mètres parcourus. Sans parler de la distance de freinage. Le bruit roues stoppant brusquement sur les rails fut encore plus terrible que d’habitude.
“Ça fait combien de temps ? Et pourquoi t’as pas utilisé le talkie ?
— Tu répondais pas, ça m’a bien pris trois minutes pour remonter.”
Son talkie était H.S. Putain. Il avait dû cramer lors de la dernière éruption solaire sans qu’il ne s’en rende compte. Bon, ça fera plus de boulot pour les récupérateurs. Une dernière fois, ils peuvent survivre. Mais lui devait se trouver un nouveau talkie. Il demanda à Nigel de veiller sur sa cabine pendant qu’il sortait. C’était une occasion pour se dégourdir les jambes, après pas loin de quatre heures assis. Il sauta au pied de la machine, encore mal assuré.
Il marcha à côté des conteneurs en s’amusant à deviner leur contenu d’après les inscriptions. Un jeu facile, quand une part de son métier consistait à connaître par cœur les contenus des centaines de conteneurs qu’il acheminait à travers les États-Unis. Il sourit en croisant la cargaison de masques à gaz. Pour ceux qui ne vivent plus que dans l’air ultra-conditionné des refuges, l’air extérieur est mortellement toxique. Mais avec un peu de bonne volonté, il était tout à fait respirable sans protection. La preuve, même les crânés survivaient à la surface sans ces masques inutiles.
Après plus d’une centaine de mètres, Mathias atteint enfin le premier wagon. Heureusement, c’était celui qui l’intéressait. Natacha l’accueillit de sa froideur habituelle. La voiture de communication était spacieuse, mais il n’y avait bien que Nigel pour supporter cette femme.
“Je viens prendre un autre talkie, le mien est mort.”
Sans répondre, elle lui indiqua une caisse dans un coin. Des dizaines d’appareils d’apparence et d’époques différentes y étaient entreposés. Leur seul point commun était leur usage. Il en choisit un assez gros, carré, qui devrait pouvoir tenir droit sur le tableau de bord. Il s’allumait, c’était déjà ça. Mathias chercha la fréquence à tâtons, avant que Natacha ne lui envoie au visage le carnet qui les listait toutes. Il la remercia à demi-mots, avant de trouver la bonne fréquence.
“Test du talkie. Nigel, tu me reçois ?”
Un blanc. Puis une autre voix.
“Mathias, c’est toi ?
— Ouais André, j’ai dû changer de talkie, je teste le nouveau. Nigel était dans la loco, mais il répond pas, t’as des infos ?
— Aucune, rien de nouveau depuis que t’as stoppé le train.”
Super, il était avancé comme ça. Est-ce que cet idiot avait réussi à s’endormir en même pas dix minutes ? Comme garde, on avait vu mieux. Le conducteur voulu exprimer ses sentiments à haute voix, mais le regard noir qu’il sentait dans son dos l’en dissuada. Message reçu, il râlerait dehors.
“…piège… …crânés…”
Cette fois, c’était bien Nigel. Seuls deux mots étaient suffisamment audible, mais leur signification était on ne peut plus claire : les crânés leur avait tendu un piège ! Aussitôt, des dizaines de messages d’alerte provenant des équipes sur toute la longueur du train arrivèrent. Cette attaque était d’une ampleur jamais vue, pour submerger simultanément toutes les troupes d’élites qui protégeaient le transport. Est-ce que les crânés avaient su que c’était leur dernière occasion de piller un train, et qu’ils s’étaient regroupés pour monter une opération sans commune mesure ?
Il n’y avait qu’un seul moyen de sortir de ce guêpier. Il devait redémarrer la locomotive à tout prix, et tant pis pour l’équipe de récupérateurs. C’était le sacrifice de quelques uns pour sauver une centaines d’autres, sans compter leur cargaison inestimable. Natacha le savait aussi. Elle ordonna à tout le monde de ne pas descendre du train pour repousser les ennemis et de se préparer au départ. Puis ils sortirent ensemble, Mathias armé seulement du vieux pistolet qu’il peinait à utiliser, et la responsable des communications d’un fusil d’assaut militaire. Elle ignora l’interrogation muette de son compagnon et se mit à courir vers l’avant.
Elle envisageait une reconversion dans l’armée ? Essoufflé, le pauvre cheminot peinait à suivre le rythme. Heureusement, ils ne coururent pas longtemps. Déjà devant eux, une dizaine de crânés entreprenaient de détacher les conteneurs. Avec leur crâne rasé, leurs dizaines de tatouages colorés et leurs guenilles, impossible de se méprendre. Ça, et le fait qu’ils vivent à la surface.
Sans réfléchir, Natacha se mit à les allumer. Trois furent terrassés sans comprendre ce qui leur arrivait. Les autres reprirent rapidement leurs esprits et ripostèrent. Tremblant, Mathias eut à peine le temps de se réfugier derrière un rocher. Il se boucha les oreilles pour se préserver du boucan de la fusillade. Il réalisa à quel point il était soulagé que Natacha soit avec lui. Seul, il n’aurait pas tenu une seconde face à ces sauvages.
Une main se posa sur son épaule, le faisant sursauter. C’était déjà fini ? Il risqua un regard par dessus son abri pour apercevoir les cadavres jonchant le sol. Ils avaient tous été abattus avec une précision effrayante. Dans un coin de son esprit, Mathias nota de ne jamais faire de cette femme son ennemie. Des échos de coups de feu au loin lui apprirent que toutes les escarmouches n’étaient pas finies. Même ici, d’autres crânés pouvaient surgir à tout moment. Ils se précipitèrent tout deux vers la locomotive, leur seul salut.
Mathias était sonné, étalé dans un buisson desséché. Ses oreilles sifflaient et son regard était trouble. Un goût de sang envahi sa bouche. Quand s’était-il mordu la langue ? Il se souvenait approcher du train, puis d’avoir été subitement projeté en arrière. Le monde avait pris une étrange teinte orangée, qui se précisait comme il retrouvait la vue. L’herbe qui n’avait pas connu de pluie en plusieurs mois prenait feu extrêmement facilement, et des flammèches lui léchaient déjà les pieds.
Ah oui, le feu, c’était ça. La locomotive avait explosé. “La locomotive avait explosé”. Il se répétait mentalement cette phrase, incapable de comprendre son sens. Elle ne pouvait pas avoir explosé, c’était leur seul moyen de quitter ce guet-apens. À lui, à Natacha, à Nigel, aux autres… Non, pas à Nigel, c’est vrai. Puisqu’il était dedans. Avec la lucidité il sentait poindre une crise de panique incontrôlable. Il n’y avait plus de locomotive. C’était réellement le dernier voyage en train. Et il n’allait même pas atteindre sa destination.