“Les frondes stellaires nous ont emmené plus loin que tout ce qu’on aurait pu imaginer. La technologie était simpliste, voire primitive, mais il a fallu des millénaires de recherches depuis la colonisation de Mars en 2078. Cette année a marqué le prélude de la plus grande conquête du genre humain : celle de l’espace. Des ressources incroyables ont été déployées pour sans cesse accélérer le voyage spatial, la durée étant le principal obstacle.

Les navettes d’alors étaient capables de s’arracher de l’attraction gravitationnelle terrestre en consommant très peu de carburant, et le démantèlement de Vénus, une planète du système solaire avait permis la mise en place d’un dispositif captant près du tiers de l’énergie solaire. Mais malgré cela, les distances astronomiques ne laissaient que deux solutions d’expansion : l’hibernation des colons ou la création d’un vaisseau monde, qui devrait être autosuffisant pour permettre aux descendants des premiers pionniers d’arriver à leur destination, plusieurs générations après leur départ. Toutes les pistes ont été exploitées, comme autant de solutions temporaires dans l’attente de trouver un moyen d’outrepasser les lois de la physique qui nous retenaient.

Étonnamment, c’est de ces projets de colonisation un peu fous dont est venue la solution à nos problèmes. En 5486, alors que toutes les barrières avaient été abattues à l’exception de celle-ci, le vaisseau de colonisation parti pour Kepler-186f revint. Ce fut un évènement retentissant, car si le voyage aller avait pris près de 1500 ans, le retour avait duré moitié moins.

Les colons — provenant d’un voyage par hibernation — avaient découvert que l’étoile Kepler-186 n’était pas une naine rouge ordinaire, contrairement à ce qu’indiquaient tous les relevés. Elle était en réalité constituée d’une énergie extrêmement puissante, qui donnait à l’étoile une forte luminosité malgré sa taille ridicule, dix fois plus petite que notre Soleil d’origine.

La composition inédite de cette étoile eu pour conséquence de rendre la prometteuse Kepler-186f inhabitable, mais donna en échange l’accès à cette nouvelle énergie. Appelée populairement énergie F, elle était capable d’alimenter un moteur adapté pendant des siècles même en faible quantité, et provoquait une propulsion inédite à l’époque.

Bien vite, les esprits brillants de la Terre s’attelèrent à l’étude du moteur du vaisseau tandis que l’équipage était porté en triomphe. C’est ainsi que les frondes stellaires sont nées. D’immenses vaisseaux orbitant autour de la Terre dans un premier temps, alimentés par un cœur d’énergie F. La structure principale longiligne accumule et amplifie l’énergie nécessaire pour la projection, et les deux anneaux contiennent les salles de contrôle.

Un vaisseau doit simplement se positionner dans la rampe de lancement, activer ses boucliers, et le mécanisme de projection l’envoie à une vitesse si proche de celle de la lumière qu’elle est confondue. Afin d’éviter que le vaisseau ne soit anéanti par un obstacle, une très courte salve d’énergie F est envoyée juste devant le vaisseau, atomisant littéralement tout ce qui pourrait se trouver sur son chemin.

Grâce aux frondes stellaires, la durée du voyage spatial a été considérablement réduite, et c’est ce qui nous a permis de nous installer sur toutes les planètes habitables connues, y compris ici, à Galaxya, qui est la capitale de la Voie Lactée depuis seulement 400 ans. Dans la prochaine salle, vous allez apprendre comment Kepler 22-b est devenue la mégalopole que l’on connait aujourd’hui.”

Aucun des gosses n’a le moindre intérêt pour ce que je raconte. J’ai pourtant tenté de vulgariser autant que je pouvais. Peut-être que je raconte mal. Ou que les jeunes d’aujourd’hui ne sont plus fascinées par les prouesses technologiques du passé. C’est compréhensible, quand désormais les IA révolutionnent l’univers tous les deux jours. Je dois me faire vieux.

Nous ne sommes plus très nombreux à avoir vécu l’orée de la conquête spatiale. Le poids des années est ce qu’il y a de plus terrible, après tout ce temps. Dans mon bureau, je me regarde dans le miroir. C’est vraiment moi, dans ce reflet ? J’ai tellement changé d’apparence que je n’arrive plus à me souvenir à quoi je ressemblais, à l’origine. L’homme sur la très ancienne photo est comme un étranger.

Je remarque parmi les dizaines de messages non lus, un nom familier. Zur. Que fait-elle, à présent ? Secrétaire au parlement galactique ? Risqué, ça. Elle utilise notre vieux code pour camoufler son message dans une demande très protocolaire. Un code tellement simple et ancien que n’importe quel outil peut le craquer en moins d’une seconde aujourd’hui, mais si bien caché que personne n’a idée de le chercher.

Elle m’informe que j’ai été découvert. J’ai une fenêtre de vingt minutes avant qu’ils n’arrivent. Le message date de quinze minutes. Ben voyons. Je récupère ma sacoche et sors précipitamment, en prétextant un rendez-vous chez un ami antiquaire qui aurait réceptionné une relique martienne. C’est fou comment les sacs reviennent à la mode tous les 200 ans environ, à une époque où plus personne n’en a réellement besoin.

En me frayant un chemin à travers la foule compacte, j’ai le temps de réaliser ma stupidité. Un historien, particulièrement renseigné sur les débuts de la conquêtes spatiales et le XXIIe siècle. Bien entendu que j’allais me faire remarquer, surtout sur cette planète. Je me fais définitivement vieux, mes réflexes se perdent. Je préfère jouer la prudence, et marcher jusqu’au spatioport. Trop de caméra dans les tubes.

Heureusement, il n’est pas loin du musée. Et la prochaine barge décolle dans trois minutes. Au moins, ma chance ne m’a pas quitté. Ou plutôt, elle a été provoquée. Je remarque la dizaine d’hommes qui me surveillent du coin de l’œil. Trois d’entre eux sont des cyborgs, je peux oublier le combat. C’était un piège ? Mais ils ne pouvaient pas savoir où j’allais, à moins de décoder le message que m’avait envoyé Zur. Zur… elle est en danger !

Non, je ne dois pas faire de mouvement brusque, ils n’ont pas encore conscience d’être démasqués. Je réfléchis à toute vitesse. Ai-je quoi que ce soit d’utile dans ma sacoche ? La plupart de mes artefacts étaient utiles quand il s’agissait de se dissimuler, mais pour échapper au regard d’un cyborg, elles ne suffiraient pas. Aucun plan valable ne me vient, mais ça ne peut pas être la fin. Je peux encore trouver quelque chose.

Deux drones policiers m’interceptent sur le chemin d’un siège. Je m’arrête, près à les paralyser et m’enfuir.

“Monsieur Aurélien Tzarkl, veuillez nous suivre s’il vous plaît.”

Je m’apprête à répondre qu’il y a erreur, je m’appelle Darius, pas Aurélien, lorsque je comprends. J’ai toujours été un peu lent. J’obtempère et suit les drones qui m’escortent jusqu’à l’extérieur du spatioport, puis me guident dans un passage très étroit entre deux bâtiments. Une porte s’ouvre et je saute dedans sans réfléchir. J’ai à peine le temps de comprendre où je me trouve que quelque chose m’enserre la poitrine.

“Tu m’as tellement manqué, Aur !”

Voir un colosse éclater en sanglot est une vision à laquelle je serais toujours incapable de m’habituer.

“Toi aussi -huk- Nur. Je vais encore plus te manquer, si tu me tues.

— Oh, pardon. Lui, c’est Uur. C’est lui qui t’as repéré et envoyé les drones te sauver.

— ‘Lut.”

Uur n’a jamais été très causant. C’est la première fois que je le vois dans un corps d’homme, ça change. Un brun, la trentaine, avec une barbe de trois jours et une silhouette finement sculpté, c’est un bon choix. Mais je m’extasierai sur sa plastique une autre fois. Il y a plus urgent.

“Zur est en péril, l’un de ses messages a été intercepté, ils m’attendaient au—”

Uur lève la main pour me couper.

“Zur nous a trahi. Son message, c’était un piège pour t’attirer là-bas.

— C’est impossible. Elle n’aurait jamais fait ça.

— T’étais le troisième. Bur et Cur se sont déjà fait avoir à cause d’elle. J’ai contacté tous ceux qui étaient joignables sur Galaxya pour leur dire de fuir avant qu’ils ne subissent le même sort. Restait plus que toi, et elle seule savait où tu te trouvais. Réfléchis Aur, pourquoi ils t’attendraient au spatioport, sinon ?”

Je ne réalise même pas qu’Uur vient de prononcer plus de deux phrases à la suite. Cette nouvelle, ce qu’elle implique, c’est un choc. Nur sautille nerveusement. Si l’une des nôtres a trahi, aucun des 26 — non, des 25 — n’est à l’abri. Et notre refuge sur Gliese 667 Cf était lui aussi compromis. Les conséquences s’accumulaient, me noyant dans un flot d’angoisses intarissable. Et par dessus tout, une question prenait le pas sur tout le reste : Pourquoi ?

En plus de 8000 ans, aucun de nous n’avaient trahi les autres, non seulement il s’agissait d’une question de vie ou de mort, mais aussi de famille. Nous n’avions que les autres, les humains étaient des existences qui fanaient bien trop vite pour que nous nous y attachions. J’ai dû me prendre la tête sans en avoir conscience, car Uur m’écarte les mains pour placer son visage en face du mien.

“Tu sais ce que ça implique. On a plus qu’un seul endroit où aller.”

Oui, le seul endroit où des immortels peuvent encore espérer vivre sans avoir à se cacher. Un endroit effacé des cartes de navigations, dont moi seul connaît encore les coordonnées parmi les 26.

La Terre.

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