Le grondement régulier céda sa place à un sifflement persistant. Sous les pieds de Lyrae, le train avait quitté les rails en s’engouffrant dans le portail. Un fin disque de lumière violette et une porte vers un autre monde. Chevauchant la bête métallique comme une monture infernale, la jeune femme avait pénétré l’entre-terre sans la protection des murs capitonnés. Elle ne vivait pas si mal la sensation des anomalies éthérées brûlant sa peau nue. Rivaille, en revanche, détestait l’expérience et feulait silencieusement comme si sa vie en dépendait. Elle s’agenouilla pour le caresser et le calmer.

Elle voulut lui dire que ce n’était qu’un mauvais moment à passer, mais aucun mot ne franchit sa bouche ouverte. Les sons ne circulaient pas dans l’espace entre les mondes. Elle prit son chat dans ses bras et releva la tête pour admirer les constellations inexistantes de l’éther. Ils passèrent un long moment perdus entre les mondes, peut-être une éternité. Puis un choc secoua l’entièreté du train et il accéléra subitement. La jeune femme laissa Rivaille descendre de son étreinte et se releva.

Dans un flash de lumière, l’atmosphère changea du tout au tout. Un vent violent lui griffa la peau et fit danser ses cheveux alors que les sons revenaient d’un coup. Elle fut déstabilisée et manqua de tomber du train, ce qui aurait résulté en une terrible chute. Le véhicule semblait en chute libre en plein dans le ciel, la tête en bas. En même temps, le sol était sous lui. Comme sous l’influx de rails inexistants, la locomotive effectua un large virage pour se diriger vers les immeubles à l’envers. En altitude, d’immenses gratte-ciels s’élevaient à la perpendiculaire de la route bondée qui s’achevait abruptement, les voitures se volatilisant au bout du chemin réapparaissaient quelques centaines de mètres plus loin, sur un tronçon d’une perspective différente. Il n’y avait pas de doute, Lyrae était arrivée dans le monde impossible.

Malgré son apparente chute libre, le train suivait un circuit précis, frôlant les immeubles au-dessus de lui pour rejoindre la gare dont les voies de chemin de fer se dessinaient à peine, à côté de l’arche de triomphe. Elle attendit de passer juste sous le toit d’un immeuble d’habitation, pris son élan et sauta, suivie par le chat. En plein milieu de son bond, la gravité s’inversa, le bas devint le haut et son corps effectua une rotation anormalement lente avant de toucher le béton du bâtiment. Elle effectua une roulade pour se rétablir en évacuant l’énergie cinétique accumulée par la vitesse du train. Il fallait que ce toit soit couvert de gravillons le jour où elle avait sélectionné une tenue courte sans protection au niveau des articulations. Pestant contre sa chance, elle se releva et frotta ses coudes et genoux égratignés. Les marques mettraient quelques heures à disparaître, mais le plus important était que ça piquait.

Lyrae regarda le train s’éloigner vers le soleil qui réfléchissait sa propre lumière jusqu’à ce que sa silhouette retournée disparaisse derrière une barre d’immeuble. Personne ne devrait l’avoir remarquée, elle avait sauté à la verticale des voitures. Elle souffla sur ses coudes endoloris. Peut-être devrait-elle penser à acheter un billet, de temps en temps. Elle se dirigea vers la porte menant vers l’intérieur quand elle croisa le regard médusé d’un couple qui se prélassait sur des transats près d’elle. Pour être discrète, c’était raté. Perdu pour perdu, elle renonça à emprunter les escaliers et se rabattit sur le rebord du toit.

Elle monta sur la rambarde, se tourna vers le couple toujours aussi abasourdi, forma une croix avec ses bras et leur adressa un clin d’œil. Puis elle se laissa tomber à la renverse. Avant de disparaître, elle les vit se précipiter vers elle. Ils allaient voir un spectacle qu’ils n’étaient pas près d’oublier. Elle se tourna face vers le sol et se mit à courir sur la façade, accélérant jusqu’à atteindre rapidement sa vitesse terminale. Puis, alors qu’elle n’était qu’à une dizaine de mètres du sol, elle se propulsa en avant. La gravité anormale fit son œuvre, mais les sources multiples se disputèrent le corps de Lyrae, jusqu’à ce que sa vitesse ait assez diminué pour devenir négligeable et elle se posa avec grâce au milieu d’une foule qui l’acclama.

La jeune femme s’inclina, sa chevelure blonde subissant encore les effets de la gravitation perturbée et s’abaissant lentement, comme électrisée. Des passants voulaient lui serrer la main, d’autres lui offrirent même des pièces de monnaie, qu’elle accepta avec un sourire poli. Elle n’avait pas de poche, où ces gens voulaient-ils qu’elle range leur argent ? Certains devaient avoir leur idée, mais elle ne leur donnerait pas ce plaisir. Après un dernier salut, elle fendit la foule et s’éloigna. À défaut d’une entrée discrète, elle avait été flamboyante, ce qui fonctionnait aussi. Les acrobates gravitationnels étaient peu nombreux, mais quelques-uns aimaient se produire ainsi en pleine rue pour offrir un spectacle à tous ces gens qui n’auront jamais l’audace de braver les anomalies de leur propre monde.

Elle retrouva Rivaille qui regarda sa main pleine de pièces d’un air réprobateur. Elle haussa les épaules, et se pencha vers un mendiant qui était à moitié assoupi devant sa gamelle de métal dans laquelle deux pièces se battaient en duel. Le panneau de carton qui reposait piteusement derrière lui lisait « Vétéran de la campagne de Rome, pour manger ». Un pauvre type parmi des centaines de ses semblables qui peuplaient les rues d’Ever-York. La vie n’avait pas été tendre avec la plupart des vétérans, mais pour celui-là, c’était un jour de chance. Lyrae déposa l’intégralité des revenus de sa petite représentation dans la gamelle de métal. Le tintement des pièces réveilla le vieil homme, qui eut toutes les peines à croire ce qu’il voyait. La bienfaitrice se releva pour s’éloigner et ne se retourna pas en entendant les cris du vieillard.

— Merci ! Merci mille fois ! Vous êtes un ange, non, une déesse !

Elle esquissa tout de même un sourire de satisfaction. Elle était venue ici pour détruire la vie de quelqu’un, faire le bien allégeait un peu sa conscience. Rivaille ronronna pour attirer son attention, avant de se mettre à trottiner devant elle. Son contact s’était signalé plus tôt que prévu. Bien, elle n’aurait pas à attendre un signe pendant une demi-journée comme elle l’avant craint un peu plus tôt. Elle suivit son chat dans la grande avenue puis dans des ruelles toujours plus sombres et étroites où elle marchait à sa perpendiculaire, avant qu’il ne s’arrête devant la porte d’une cave à l’apparence délabrée. Elle n’avait rencontré ni groupe de racailles libidineuses, ni prostituées à moitié dénudées dans les recoins sombres. La fiction exagérait grandement les dangers du monde impossible, dont les ruelles étaient principalement vides à un point décevant.

Lyrae poussa la porte dont les gonds grincèrent d’un air lugubre. L’intérieur n’était pas plus avenant, une cave nauséabonde aux relents d’alcool. Elle passa le seuil sur ses gardes. Le lieu n’était pas celui des rendez-vous habituels, bien différents des musées et des restaurants haut standing qu’il chérissait. Elle hésitait à l’appeler, ne voulant troubler la quiétude pestilentielle, quand une silhouette se détacha du mur. Il était replié sur lui-même, le visage maladif et émacié. Son manteau était remonté jusqu’aux oreilles et un chapeau melon couvrait sa tête. Seule une petite partie de sa tête était apparente, suffisamment pour voir qu’il n’avait pas dormi depuis longtemps.

— Tuk. Tu as une sale tête.

— Ne te moque pas Lyrae, par pitié. T’es pas au courant ? Quelqu’un a mis ma tête à prix. Le salaud. Le fils de chienne. Trois tueurs qu’il m’envoie dessus. Tous morts. Mais de peu. Te faut quoi, dis vite et je décampe, j’peux pas rester trop longtemps à un même endroit.

— J’aurais besoin de tes services pour retrouver une personne. Turan Krellister, tu sais où il se trouve ?

Le petit homme pâlit et recula rapidement, son dos heurtant le mur. Il secoua la tête frénétiquement, levant ses bras devant lui en signe de reddition, ou comme une vaine tentative de se défendre.

— Lyr, non, par pitié !

— Écoute, Tuk, ça n’a rien de personnel. Mais tu deviens trop cher et tu as trop d’informations pour que l’organisation se contente d’arrêter de requérir tes services.

— Si c’est ça, je peux les baisser, non, je bosserai même gratis, c’est pas un problème. Par pitié, fais pas ça, je dirais rien je le jure !

— Tu vois, c’est bien ça le problème quand tu perds la confiance des grands pontes. Tu peux pas la racheter, peu importe le prix que tu mets. Je suis pas venue négocier avec toi, tout ça est déjà décidé.

— Non, tu peux pas me faire ça ! Le contrat ! Lis le contrat ! Il dit que vous me devez protection, et tant qu’il est actif vous ne pouvez pas me faire de mal !

— Tuk, enfin. Un cadavre n’est pas en état de plaider sa cause.

 

Il lui était arrivé de considérer l’homme au faciès de rat comme son ami. Il avait su se montrer amusant, quelques fois où il lui avait tenu compagnie en attendant son train. Dévoué et zélé, un bon informateur. Quel dommage qu’il ait désobéi à l’organisation, il aurait dû savoir que ce n’était pas un bout de papier ni les tueurs avec qui il traitait au quotidien qui seraient en mesure de le protéger. La mort des trois hommes que l’organisation avait envoyé avant elle l’intriguait cependant. Il avait toujours été discret sur ses relations en dehors du cadre professionnel, mais puisque lui-même était un piètre combattant, il avait dû recevoir de l’aide.

Lyrae ressortit songeuse du bâtiment. Usant des poches de gravitation qui flottaient dans l’air au-dessus de la ruelle, elle sauta sur les murs des immeubles pour atteindre le toit. Le crépi qu’elle retirait à chaque fois que son talon s’enfonçait dans le mur flottait dans les airs, tournoyant autour du micro-puits de gravité. Assise derrière le O géant des lettres « OROVISION », elle contempla la perspective qui lui faisait face, à quelques centaines de mètres à peine au-dessus de sa tête. L’organisation n’était pas sans concurrents, mais assassiner trois agents en mission était une première. Elle sourit en caressant Rivaille derrière les oreilles. Voilà qui promettait des temps intéressants.

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