Je ne pense pas pouvoir un jour retourner en forêt. Peu importe laquelle. Vous savez, pour la plupart des adultes, les balades en forêt sont synonymes de relaxation, d’un moment de communion avec la nature. Pour les enfants, il s’agit d’une aventure. Chaque sentier est une exploration à part entière, et rien n’est plus jouissif que le frisson du hors-piste. Se tenir de l’autre côté du talus délimitant le chemin est suffisant pour expérimenter avec l’interdit, sous le regard attentif des parents.

Lorsque j’étais petit, j’étais dans les plus aventureux de mon âge. La maison de mes parents bordait l’une des plus grandes forêts de la région. C’était facile pour moi, je n’avais qu’une petite colline à escalader, et un nombre incalculable d’aventures féeriques m’attendaient. Mes parents étaient laxes dans leur éducation. Il leur importait que j’apprenne de mes erreurs en me développant par moi-même. En rétrospective, je me demande si cela n’était pas un manque de motivation à élever un môme, mais à cette époque ça m’arrangeait. Pour les rassurer, je portais sur moi une balise GPS qui leur permettait de savoir où je me trouvais à tout moment, mais ils ne commençaient à s’inquiéter que si je n’étais toujours pas rentré à l’heure du dîner.

Cela me laissait les journées entières du week-end, où je partais aux aurores, mon pique-nique et une gourde dans mon sac pour ne revenir que peu de temps avant l’heure limite. Souvent, en semaine, je faisais le mur et, armé d’une lampe-torche de ranger, je continuais mes explorations. Mes notes n’étaient pas fameuses, mais suivre les leçons à moitié éveillé, épuisé de mes escapades nocturnes n’avait pas aidé. Mes évaluations ont brutalement chuté, mais ça n’avait pas suffi à me décourager. Vous savez comment stupide et borné peut être un enfant. Je voulais évidemment être garde forestier et j’étais persuadé que l’école n’était pas une aussi bonne porte d’accès que ma connaissance des bois. Encore une fois, le laisser-aller parental me laissait foncer droit dans le mur.

À l’âge de seize ans, j’avais arpenté tant de fois les bois que j’en connaissais les moindres recoins. Je m’y sentais à ma place, c’était pour moi comme une deuxième maison ou, lorsque me prenaient des ambitions mégalomanes, mon royaume. Je m’étais fait un ami, aussi. Un hibou grand-duc qui me retrouvait la nuit, et parfois en fin de journée. Ce n’était pas à proprement parler un animal de compagnie. Plutôt un compagnon avec qui je partageais certaines de mes aventures. Je lui avais même donné un nom. Nicolas, d’après le grand-duc de Russie Nicolas Mikhaïlovitch. Je n’ai jamais été très doué pour les noms.

A force de sillonner les bois, j’avais pu découvrir qu’ils n’étaient pas aussi vierges qu’on pourrait le croire à première vue. J’avais lu qu’en Europe, on retrouvait souvent des ruines datant du Moyen-Âge voire de l’empire Romain partout, principalement des murets ou des fondations dévorés par les années. Rien de tel dans nos forêts. Les constructions de pierres étaient rarissimes. Je n’en avais trouvé qu’une seule en réalité, une maison perdue au fin fond des bois, dont il ne restait que le squelette rocheux. On aurait dit qu’elle avait été éventrée par un incendie. Peut-être une tornade, c’était difficile à dire.

Le reste du temps, c’étaient des structures en bois comme des ponts de singe, des belvédères vermoulus. J’avais repéré deux carrières et une mine abandonnée, aussi. J’avais exploré les deux premières, elles n’avaient rien d’exceptionnel sinon des traces d’un squat ancien. La mine descendait profondément, et je n’avais pu la visiter dans son intégralité. Mais quelque chose dans l’absence de graffitis et de déchets au sol me faisaient penser que j’étais le premier à découvrir l’endroit depuis son abandon. Cela avait quelque chose d’excitant, une ruine connue de moi seul.

Tout ça pour dire que j’étais à l’époque le plus grand expert sur cette forêt, et que rien de remarquable ne m’aurait échappé. L’introduction est longue, j’en conviens, mais il est important que vous compreniez qu’en dix ans à vadrouiller en pleine nature, je n’ai jamais été confronté à quoi que ce soit qui sorte de l’ordinaire ou que je ne parvienne à expliquer.

J’étais dans un groupe d’amis. Enfin, ce n’étaient pas vraiment mes amis. Nous étions plutôt des adolescents partageant la même passion pour l’école buissonnière et qui préférions le faire accompagnés plutôt que seuls. Lorsque les cours devenaient trop ennuyeux, nous allions ensemble à la salle d’arcade ou nous traînions dans la ville. De temps en temps, je parvenais à les convaincre d’explorer la forêt. Non qu’ils opposassent beaucoup de résistance. Ils s’ennuyaient beaucoup, et c’était une sorte de test de bravoure, au début. Leur orgueil puéril avait du mal à résister à mes injonctions. Je me rappelle m’être senti d’un intellect supérieur en me persuadant que je les avais manipulés pour les faire entrer dans la forêt. Avec le recul, ce fut sans doute ma plus grosse idiotie.

Toujours est-il qu’au fil du temps, ils devenaient aussi fascinés par la forêt que je l’étais. Je les avais emmenés voir tous les points d’intérêt que je connaissais : les carrières abandonnées, la maison en ruine, la mare aux crapauds, le chemin secret pour arriver en haut des falaises… Nous avions même campé dans les ruines tout un week-end, une fois. J’avais fait des recherches et je servais de guide touristique en herbes, racontant ce que je savais sur l’histoire de ces endroits, ainsi que quelques anecdotes de mon enfance. Ils buvaient mes paroles avec bien plus d’attention qu’ils n’en faisaient preuve face aux professeurs. Myriam m’avait même dit une fois que je devrais considérer l’enseignement si j’en avais marre de la forêt un jour.

Ça a duré ainsi plusieurs mois, jusqu’à ce que Dylan m’annonce un matin, tout fier, qu’il avait découvert quelque chose dans la forêt. Mon premier réflexe avait été de lui rire au nez. Eux, découvrir quelque chose dans ma forêt ? Celle que je connaissais comme ma poche et que j’ai arpenté pendant plus de dix ans ? Mais Corentin et Myriam étaient avec lui, et affirmaient que je ne leur avais jamais parlé de l’escalier en bois. Et pour cause, il n’y avait jamais eu la moindre marche de bois dans la forêt ! Ils m’avaient attendu avant de l’explorer, faisant preuve d’une retenue admirable face à leur esprit d’aventure.

J’avais prévu d’écouter, ce jour-là. Mais j’étais incapable de me concentrer après avoir entendu le rapport de Dylan. Tout ce que je voulais, c’était leur prouver qu’ils avaient tort, qu’ils avaient halluciné. Au bout d’une heure seulement, nous sommes allés chercher Ophélie et notre petit groupe de cinq s’était dirigé vers la sortie du village. Les enseignants n’avaient même pas cherché à nous arrêter. Ils avaient probablement abandonné, persuadés que notre cas était incorrigible. Ils n’avaient pas tort, mais je ne peux pas m’empêcher de me demander ce qu’il se serait passé si un professeur nous avait forcés à retourner en classe, ce jour-là. Sans rencontrer la moindre résistance, nous nous enfoncions dans les bois quelques minutes plus tard. Juste avant d’entrer, j’ai entendu au loin la sonnerie qui signalait le début du cours de maths.

Pour une fois, je me laissais guider dans le dédale végétal que je connaissais pourtant par cœur. Ils avaient refusé de me donner l’emplacement de leur soi-disant trouvaille, et je commençais à suspecter une farce savamment préparée. Après tout, nous allions dans l’une des régions que je connaissais le mieux, proche de ma maison. S’ils avaient tendu des pièges, je devais être sur le qui-vive. J’ai passé le plus clair du trajet à scruter le sol, c’est pourquoi j’ai failli percuter Corentin lorsqu’il s’arrêta.

Je ne pouvais pas en croire mes yeux. Je ne peux toujours pas. Je connaissais bien ces blocs de pierre taillés. Ils venaient de la carrière la plus ancienne, et avaient été laissés sur place lorsqu’elle avait été fermée pour cause de faillite. Les escalader était pénible, mais moyennant un peu d’agilité et un saut dangereux, elles étaient le meilleur raccourci pour atteindre la mine. Je ne leur en avais jamais parlé puisque je savais qu’ils voudraient tenter le même saut qui m’avait coûté un bras cassé à onze ans.

Et pourtant, ce jour-là, ce n’était pas les pierres nues et lisses en partie recouvertes de mousse que je connaissais. Un escalier en bois avait été installé pour se rendre à leur sommet, dont l’extrémité se perdait dans l’épais brouillard qui s’était levé. L’escalier semblait très vieux, le bois était rongé et il manquait de nombreuses planches. La base semblait avoir été cassée comme si elle se poursuivait sous terre. Tout cela était proprement impossible.

Incrédule, j’avais posé le pied sur une planche, pour confirmer que ce n’était pas un mauvais rêve. Les autres me demandaient ce que c’était et pourquoi je ne leur en avais jamais parlé. J’avais répondu d’une voix blanche que je l’ignorais, et plutôt que de les effrayer cela avait paru les réjouir. Dylan en particulier exultait, convaincu que c’était l’occasion de faire une véritable aventure sans que je ne sois derrière eux à avoir tracé le chemin. Ils ne pouvaient pas savoir, bien sûr, que cet escalier n’avait jamais existé.

Dylan avait pris la tête, suivi de près par Ophélie. Je les avais suivis bien sûr, avec moi Corentin et Myriam. Il fallait redoubler de prudence en grimpant, les marches humides étant soit terriblement glissantes soit moisies. Dylan perdait son enthousiasme au fur et à mesure des marches qu’il défonçait, glissant une insulte à mon attention dans chaque chapelet d’injures dirigé à l’escalier. Malgré le dispositif, il fallut aussi longtemps pour arriver au sommet que j’en mettais habituellement à escalader les pierres.

Là, l’escalier se changeait en une passerelle de bois. Il ne devait pas y avoir une grande distance avant le pied de la falaise, mais l’autre côté de la passerelle était plongé dans la brume. On n’y voyait pas à deux mètres, et il fallait avancer prudemment. Derrière moi, Myriam poussa un petit cri. L’une des marches avait cédé sous son poids, et son pied avait rencontré la pierre brutalement. Elle s’était peut-être foulé la cheville, alors je me suis retourné pour l’aider, Corentin avec moi. J’ai crié à Dylan et Ophélie de nous attendre, mais ils étaient déjà hors de vue.

Après avoir examiné la cheville de Myriam, elle ne semblait pas être inquiétante. Peut-être légèrement foulée, peut-être plus. Je n’étais pas médecin après tout. Corentin l’aida à marcher tandis qu’elle se remettait sur pied. Le brouillard était subitement en train de se lever, alors je me suis retourné pour voir où en étaient les deux autres. Ils n’étaient visibles nulle part sur la passerelle. J’ai pressé Myriam et Corentin d’avancer pour ne pas les perdre. Ils avaient du mal, avec elle qui avançait à cloche-pied, mais firent de leur mieux pour tenir mon rythme.

Le bois de la passerelle était étonnamment robuste, et ne s’effondra pas une seule fois sur notre passage. Arrivé au bout, c’était le petit plateau que je connaissais, celui qui donnait accès au chemin de la mine. Aucune trace de nos amis là. Je leur ai dit plusieurs fois de sortir de leur cachette, que ce n’était pas drôle. Puis nous avions fouillé le petit promontoire rocheux. Quand il fut évident que ni l’un ni l’autre n’étaient là, nous sommes retournés sur la passerelle, puis en dessous. Peut-être étaient-ils tombés et s’étaient assommés ? Cela avait manqué de m’arriver plusieurs fois déjà.

Nous les avons cherchés pendant des heures, et la cheville de Myriam enflait méchamment. Alors, nous sommes allés chez moi pour appeler la police et la soigner. Nous leur avons dit pour l’escalier de bois et nos amis disparus. Les deux policiers sont partis fouiller les lieux tandis que ma mère emmenait Myriam à l’hôpital, accompagnée de Corentin. Je suis resté à la maison, attendant avec angoisse le retour des deux hommes. Ils revinrent quelques heures plus tard, fatigués et agacés. Ils n’avaient pas trouvé l’escalier, et s’étaient perdus peu après être sorti du sentier. Ils repartirent en promettant de mettre en place une battue dès le lendemain aux aurores.

J’en fis partie, de cette battue. Je les ai guidés jusqu’à l’endroit où j’avais vu Dylan et Ophélie pour la dernière fois. Mais le paysage était redevenu trop familier. L’escalier comme la passerelle avait purement et simplement disparu, comme s’ils n’avaient jamais été là. J’ai tenté d’expliquer ce qu’il était arrivé à des adultes désabusés qui ne croyaient pas un mot de ce que je racontais. Néanmoins, les recherches continuèrent plusieurs jours, jusqu’à ce qu’il soit évident que ni l’un ni l’autre des adolescents n’étaient dans les environs.

L’histoire se termine ici. La police conclut à une fugue de deux amoureux ayant demandé à leurs amis de les couvrir en guidant les recherches dans une mauvaise direction. Corentin et Myriam ont cru que je savais pour l’escalier, et m’ont rejeté la faute sur le dos, avant de refuser de me parler. Les médias ont été particulièrement durs avec moi. Je ne sais pas si vous avez vu ces articles parlant d’un adolescent qui fit perdre des jours à plusieurs dizaines de personnes pour couvrir une fugue. C’était moi.

Mes parents non plus n’en revenaient pas, et m’interdirent de m’approcher de la forêt en punition. Ce n’en était pas vraiment une. Je ne comptais pas y retourner. Cet escalier n’avait jamais été là, puis il est apparu un jour comme de rien. Je ne sais pas ce que ça veut dire, je ne sais même pas s’il y a une explication à en tirer. Prenez-moi pour un illuminé si vous voulez, ou pour quelqu’un qui s’est engorgé dans le mensonge jusqu’à se persuader que c’est la vérité. On me l’a déjà sorti, celle-là. Choisissez de croire ce que vous voulez, mais prenez garde lorsque vous sortez des sentiers de forêt : ne montez pas aux escaliers.

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