J’avais tout essayé pour avoir la paix. Déjà tout petit, je ne me sentais pas à ma place dans la grande ville. J’étais le plus vieux de ma fratrie et on attendait beaucoup de moi. De grandes responsabilités, peut-être un grand avenir. Mais ça m’ennuyait. Je n’avais jamais aimé ces enseignements de bonne conduite et de politique, préférant l’escrime qui elle aussi me lassa. Mais peu importait à mon père à quel point je saccageais mes vêtements et rendait chèvre mes professeurs, il refusait de lâcher son emprise. Un père abusif comme on en fait hélas beaucoup trop au sommet de notre échelle sociale.

Je n’étais pourtant pas seul. Ma jeune sœur, destinée à marier le fils d’un puissant duc pour renforcer une alliance déliquescente, avait accepté son sort des années avant d’y être confrontée. Mon premier frère cadet, lui, n’était certes pas plus adéquat que moi. D’un naturel brutal, c’était un guerrier-né, aussi redoutable sur le champ de bataille qu’il était bête. Il fit un grand général avant de périr auréolé de gloire, menant la charge finale. Le benjamin, en revanche, était tout ce que notre père aurait voulu voir en moi. Brillant, obéissant, avec un sens aigu des responsabilités. De toute évidence, il avait sa place à la tête de notre famille. Mais ce n’était pas la tradition, des règles implicites édictées des siècles auparavant forçaient ce rôle sur moi, l’aîné.

Pourtant, je m’étais efforcé de faire savoir que je ne voulais pas de ce titre et d’en être indigne. J’organisais des fêtes dans les caves de la ville avec les pires crapules, important avec notre propre trésor des épices illicites. Je n’ai jamais apprécié ces sauteries et la foule grouillante de ces animaux frottant leurs corps les uns aux autres, mais une réputation de bon à rien s’entretient. L’une de ces nuits déjantées déclencha même un incendie, et je m’assurais qu’il soit connu que j’en étais l’instigateur. Malgré tout cela, père refusa de me déshériter. Pire, il semblait reporter toute la colère que je lui inspirais sur mon plus jeune frère. Lorsqu’il me l’a dit, c’est là que je compris ce que j’avais à faire, le seul choix raisonnable.

À la faveur de la nuit, je suis parti. Trompant la vigilance des gardes en empruntant les passages des coupe-jarrets, je disparus dans la campagne. J’étais encore jeune, et stupide. Je n’avais pas songé aux préparations les plus évidentes et me retrouvais bien vite affamé sans le moindre sou. Je dois bien avouer que mes nombreux enseignements n’avaient jamais couvert cette éventualité. Après avoir subtilisé une miche de pain, je tentais de voler un cheval. L’idée avait du crédit, bien sûr, mais l’exécution manqua de souplesse et je fus attrapé par un maître d’écurie qui tenait autant de ses bêtes que de l’humain.

Le rustre voulait me pendre sur place, ou bien me découper en morceau. Le hachoir qu’il brandissait pendant qu’il me hurlait dessus rendait les choses incertaines. Je n’avais pas envisagé de prendre ma propre vie pour libérer la place qui revenait de droit à mon frère, mais ce n’était pas une issue déplaisante. Je ne me débattis pas, espérant néanmoins que le coup serait rapide. J’avais expérimenté la souffrance à quelques reprises, et je n’en gardais pas le meilleur souvenir. Une foule se rassembla promptement autour de l’agitation que nous provoquions, je ne craignais plus que quelqu’un me reconnaisse. Les habitants des faubourgs fraient rarement avec l’aristocratie après tout. Mais j’ai eu le malheur de m’afficher lors de mes orgies nocturnes, et un badaud me reconnut. L’imbécile heureux cria bien fort qui j’étais, et il ne fallut pas longtemps pour qu’une troupe soit dépêchée sur place et me ramène, poussiéreux, aux pieds de mon père. Je crois que le maître d’étables a été condamné à mort pour avoir porté la main sur moi. Un destin convenant à sa personne.

Quant à moi, je fus enfermé des semaines durant, à peine nourri pour que je prenne mesure de ma faute. Il s’en est fallu de peu pour que je ne sois pas flagellé, et j’en remercie encore ma mère pour son intervention. Comme je l’ai écrit plus haut, je n’apprécie pas la douleur. Je ne me plaignis pas de mon enfermement, bien au contraire. J’eus tout le temps de ruminer mes erreurs et d’échafauder un bien meilleur plan. Je mis mon jeune frère dans la confidence et il fut un allié de choix. Lui aussi savait que notre père refuserait de changer d’avis, mais que l’avenir de notre famille ne pouvait dépendre de moi, sous peine de la voir péricliter.

Je songeai à me tuer, mais rejetai l’idée. Je n’étais pas assez brave pour m’en prendre volontairement à mon existence, et mon frère refusa catégoriquement. Je le remercie pour cela. Il lui aurait été bien plus simple de m’éliminer, il avait les capacités de le faire sans laisser la moindre trace. Au lieu de cela, il mit son intellect au service de mon évasion. Trois semaines après ma première tentative échouée, j’étais à nouveau sur la route, à dos de cheval et portant un sac rempli de provisions ainsi qu’une jolie bourse.

Prenant avantage de l’avance que j’avais sur mes inévitables poursuivants, je me suis dirigé vers le pays voisin, avec lequel les tensions étaient fortes. C’était là un plan solidement devisé entre nous deux : je pouvais commencer une nouvelle vie loin de toute responsabilité, et mon père ne risquerait pas d’y envoyer des troupes à ma recherche, sous peine de déclencher une guerre. Enfin, j’en étais persuadé, jusqu’à cette nouvelle qui arriva seulement trois jours plus tard, alors que j’envisageais mes possibilités depuis ma chambre d’auberge. Le pays de l’Est avait déclaré la guerre au nôtre, après une préparation éclair. Je ne m’inquiétais pas pour ma famille, mais pour ma quiétude. Les barbares de l’Est avaient le sang aussi chaud que leurs cervelles étaient creuses. Leur défaite ne faisait aucun doute s’ils attaquaient nos terres, et l’annexion d’une nouvelle province était convoitée depuis longtemps. Je devais donc partir encore plus à l’Est, par-delà les montagnes.

Je traversais un pays en guerre, croisant soldats impatients d’en découdre et petites gens effrayées. Un voyageur à cheval isolé attirait forcément l’attention, et j’eus toutes les peines du monde à me défaire des mendiants qui me suppliaient de leur jeter une pièce. Esquiver les grands axes et dormir à la belle étoile fut un bon moyen de diminuer le nombre d’incommodités. Pour cela, j’ai dû d’abord apprendre à monter un camp en partageant la soirée d’un groupe d’aspirants soldats dont la compagnie était des plus insupportables. Une fois mon autonomie gagnée je prenais la pleine mesure du bonheur que me procurait la solitude.

Avant d’arriver aux montagnes, j’avais changé d’orientation. Soudainement, la forêt et la nature m’appelaient. À la frontière du pays, je me suis installé au sein d’une petite compagnie de forestiers. Les hommes y coupaient du bois qu’ils exportaient vers les royaumes voisins, les femmes et les anciens chassaient et cueillaient la pitance. Ils n’utilisaient pas la monnaie, alors je dus troquer mon destrier contre une cabane reculée dans les bois. Mon visage s’est métamorphosé, et mon physique s’est fortifié. Je me laissais pousser la barbe et les cheveux, ne les taillant que lorsque la longueur devenait inconfortable. Je vivais paisiblement, n’échangeant avec les autochtones que lorsque je nécessitais de nouveaux habits ou des remèdes. Du reste, je me débrouillais seul.

Les journées étaient longues et se ressemblaient, pourtant je me sentais plus vivant que jamais, loin des intrigues et du monde. Je devins moi-même un forestier, chasseur comme il en existe peu dans mon pays natal. Malgré cela, ils ne m’ont jamais réellement accepté. Sentaient-ils l’étranger en moi, celui qui a fui son foyer pour en chercher un autre ? Les rares fois où je croisais l’une des chasseuses, les regards étaient d’animosité, malgré mes efforts pour me montrer avenant. J’abandonnais bien vite, et les deux ans que j’y vécus furent les deux plus belles années de ma vie jusque-là.

Cela aussi passa. Un matin que j’allais échanger l’une de mes poules contre un pot d’herbe hallucinogène, je remarquais des hommes en armes, inhabituels si profondément dans la forêt. Cette simple vision fut suffisante pour m’arrêter dans mon élan, mais l’apparition du chevalier au poitrail frappé du blason de ma famille que je compris que mon père était finalement parvenu à me retrouver. Encore à ce jour, je suis incapable de dire comment il s’y était pris, mais les forestiers étaient plus qu’enclins à diriger ces soudards vers ma cabane. Mon foyer était abandonné lorsqu’ils y arrivèrent, mais ce ne fut pas suffisant pour les faire abandonner. Ils me donnèrent la chasse dans les bois, pour leur plus grand malheur.

La forêt ne fut pas tendre avec eux. Je l’avais apprivoisée au fil du temps, mais elle se comportait comme si elle possédait une conscience propre. Là où le chemin se dégageait à mon passage, des murs de ronces s’élevaient dans mon dos, le sol devenait boueux ou une racine se libérait du sol. J’ignore si ces soldats ont atteint la sortie de la forêt en vie, eux dont le seul tort avait été d’être envoyés dans une mission vaine.

J’ai tenté de rejoindre plusieurs communautés dans les années qui suivirent. Aucune ne m’accepta pleinement, et je suis sans doute à blâmer pour un certain nombre de déconvenues. Je ne fus jamais chassé, pas directement du moins. Mais chaque fois, une nouvelle troupe me trouvait, et je ne leur échappais qu’à grands renforts d’astuce et de chance. Cette situation finit par m’exaspérer. J’avais abandonné l’or, remplissant ma bourse de graines qui, une fois plantées, pousseraient et m’offriraient subsistance. Je transportais également de quoi cultiver la précieuse herbe, et des outils qui me servirent fidèlement.

Dépité de l’acharnement du monde extérieur à me réintégrer, je m’exilais à nouveau en direction des montagnes, sans en notifier personne. Effaçant mes traces, j’escaladais l’un des plus hauts pics, où la roche était comme suspendue dans le vide, retenue par un chemin si escarpé que je faillis perdre la vie en l’escaladant. Je me questionnais sur le bien-fondé de ce périple lorsque j’arrivai au sommet et que j’embrassais la vue au soleil levant. Le flanc de la haute chaîne de montagnes me surplombait à droite, et à gauche se déroulait la plaine vallonnée la plus merveilleuse qu’il m’ait été donné de voir. Une myriade de rivières y coulait comme autant de veines bleutées alimentant un paysage luxuriant. Aussi loin que portait mon regard, aucune habitation humaine n’était visible. Les colons préféraient s’installer dans le plat pays au-delà de ma ligne d’horizon, laissant les contreforts de la montagne sauvages, comme je les aimais.

Deux arbres se partageaient le sommet. J’abattis le premier pour confectionner une habitation convenable à l’ombre du second. Ce seul chantier me demanda une année complète, durant laquelle je semais un petit champ et consommais mes réserves. Par chance, les buissons qui poussaient à flanc de falaise étaient riches de fruits, et bien que je dusse les disputer aux oiseaux, ma pitance fut assurée. Une source d’eau pure formait un bassin juste sous le grand arbre, alimentée par un cours d’eau coulant depuis la montagne juste derrière.

Mon nouveau foyer achevé, je pus profiter d’une vie paisible. Je n’ai jamais eu à redescendre de ma montagne. Je vis nu, ne me couvrant de l’épais feuillage de mon arbre protecteur que lorsque l’hiver se fait glacial. Mes journées sont vides, alors je les remplis avec la contemplation du vaste paysage dont je ne peux me lasser, de la philosophie ou du chant. Récemment, je me suis mis en tête de relater mon aventure. Les fibres qui poussent naturellement au sommet de mon pic ne font pas le meilleur papier, mais suffisent. Mon ennui se porte plutôt sur le jus de baie, une encre convenable mais dont j’ignore la tenue sur le long terme.

J’arrive en bas de la dernière des feuilles fabriquées pour l’instant. Lorsque j’aurais confectionné de nouvelles pages, je raconterais plus en détail les péripéties qui se sont présentées à moi lors de l’escalade des hautes montagnes, il me faudra un carnet au moins aussi gros. J’ai pris goût à cet exercice, j’espère qu’il y aura assez de fibres pour me satisfaire.

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