L’homme jette un regard angoissé à sa montre. Il peine à distinguer l’heure dans l’obscurité opaque de la nuit. Il est déjà minuit passé. Pas une heure pour tomber en panne en rase campagne. S’il était avec des amis, il se croirait dans un mauvais film d’horreur. Il ne connaît pas du tout la région et le ciel est menaçant. Pas de réseau, évidemment. Il fouille les alentours du regard en grommelant son aversion aux clichés. Il croit discerner à une centaine de mètres un portail. Au moins il n’est pas à des kilomètres de toute civilisation. Peut-être même celui qui habite là saurait lui prêter une voiture, ou au moins appeler une dépanneuse.

Le portail est bien plus imposant vu de près. Il cherche une sonnette, un interphone, un heurtoir, quelque chose pour signaler sa présence. Le portail s’ouvre alors, comme mû par une force surnaturelle. Pas très sécurisé, jugea l’homme. Il s’avança dans l’allée en frissonnant. La température avait drôlement baissé en quelques minutes. Les graviers crissaient sous ses chaussures, et il faisait trop sombre pour qu’il puisse apercevoir l’étendue du jardin. Il lui sembla cependant très grand. Au bout de l’allée, il percevait toutefois l’imposante silhouette d’un manoir.

Il lui fallut plusieurs minutes pour atteindre le bâtiment. Si ce n’était son ombre qui s’étendait jusqu’à masquer la lune, le naufragé de la route aurait cru à un jardin purement décoratif. Il grimpa les quelques marches qui menaient à la double porte. Aucune lumière n’était visible à l’intérieur. Il craignait de réveiller les gens qui vivaient ici, ou pire, que personne n’y vive. Il se donna contenance, réajusta son col, puis se saisit de l’un des marteaux de porte et frappa vigoureusement. Une angoissante minute passa, puis les grands battants s’écartèrent comme un seul, dévoilant un hall d’entrée au style classique et élégant.

Une dizaine de lustres étaient suspendus au plafond, et quelques lampes au mur. Le tout diffusait une lumière chaleureuse qui ne blessait pas les yeux habitués à l’obscurité. Comment avait-il pu ne pas remarquer cette luminosité à travers les deux immenses vitres situées de part et d’autre de la porte ? Un tapis rouge délicat s’étalait de la porte jusqu’en haut du grand escalier central qui se scindait en deux à mi-hauteur. Une toile gigantesque était accrochée sur le mur au dessus de l’escalier, représentant un vieil homme maigre mais altier, dans un costume d’aristocrate du siècle dernier, tenant une canne à la main. Quatre portes parfaitement identiques peuplaient les murs du hall, si semblables qu’il était impossible de deviner l’endroit vers lequel elles s’ouvraient. Le tout donnait une impression étrange, alliant sobriété avec splendeur. Il était difficile de détacher son regard du décor, à la recherche de détails qui pourtant étaient absents. L’atmosphère était emplie d’une douce senteur musquée qui faisait remonter des souvenirs flous.

L’écho de pas descendant l’escalier interrompit son admiration. de l’escalier de droite descendait noblement un vieil homme, en tout point semblable au tableau, jusqu’au costume et à la canne. Le tableau eut été une photo capturée à l’instant que le résultat serait le même. Il ne sembla remarquer son visiteur que lorsqu’il arriva sur le palier, et que sa position se superposa à celle du tableau, comme une figurine miniature qu’on aurait sculptée en s’en inspirant.

“Bonsoir monsieur. Sa voix était grave et douce, à la fois puissante et cordiale. Que me vaut l’honneur d’avoir un invité tel que vous dans mon humble manoir en cette somptueuse soirée ?”

Il s’était exprimé si poliment que l’homme en resta un temps bouche bée. Il se reprit et exposa son problème.

“Bonsoir, excusez moi de vous déranger à une heure si tardive, mais ma voiture est tombée en panne et j’ai pas de réseau, je me demandais si vous pourriez peut-être appeler une dépanneuse ?”

“Sans le moindre doute. Vous ne comptez pas repartir dès à présent, j’espère ? Ce ne serait pas prudent, le ciel semble capricieux.”

“Oh, je ne voudrais pas déran- “

Le fracas de la pluie sur les vitres l’interrompit. Le ciel était couvert à l’instant, certes, mais c’était là un véritable déluge qui s’abattait sur les carreaux. D’ailleurs, quand les portes s’étaient-elles fermées ? Il ne s’en était pas rendu compte. En fin de compte, l’offre du vieil homme ne se refusait pas.

“Formidable ! Je crains avoir oublié de me présenter. Je suis Lord Carmichael, propriétaire de ce manoir. Danserez-vous avec nous ce soir, Daniel ?”

Comme pour illustrer son propos, l’une des portes les plus éloignées de l’entrée s’ouvrit et une musique de bal s’en échappa. Il s’apprêtait à refuser, mais cette musique avait quelque chose d’envoûtant. Le maître des lieux acheva lentement de descendre le grand escalier, puis, d’un léger geste de la main, invita Daniel à le suivre. Ce dernier ne se fit pas prier, et lui emboîta le pas. Il se retint au seuil de la porte, avisant soudainement sa mise déplorable. Jean, polo à manches courtes, gilet de sport, cela ne convenait pas à une danse, et encore moins à un bal. Lorsqu’il en fit la remarque au vieil homme, celui-ci lui répondit immédiatement.

“Bien sûr, je manque à tous mes devoirs ! Allez ici, fit-il en indiquant la porte voisine. Vous trouverez de quoi vous habiller dans cette pièce. Rejoignez-nous par la suite et nous danserons.”

Il sourit amicalement à Daniel alors que celui-ci se retournait pour entrer dans la pièce qui lui avait été indiquée. Il s’agissait en fait d’une chambre, dont le lit était fait et sur lequel reposait un costume de bal précisément à sa taille. Il ouvrit l’unique armoire par curiosité. Elle était vide. Quelque peu honteux d’abandonner ses vêtements en vrac, il enfila tout de même la chemise blanche, le pantalon ainsi que la queue-de-pie noirs. Il troqua ses baskets contre d’inconfortables mais très élégantes chaussures, noires également. Il tenta d’arranger autant que possible ses cheveux dans le miroir qui surmontait le lit, puis sortit.

La même musique que tout à l’heure provenait de la salle de bal, signe qu’il n’avait pas trop tardé. En pénétrant dans la salle, il fut d’abord frappé par l’avalanche de couleurs et de sons qui lui parvenaient. Les pas des danseurs, les robes des femmes, la musique de l’orchestre, bien plus forte ici qu’à l’extérieur. Alors qu’il se tenait au chambranle de la porte pour rester debout, Lord Carmichael vint à sa rencontre en prenant par la main la plus belle femme que Daniel ait jamais vu.

Elle devait avoir une vingtaine d’années, pas plus que vingt-cinq. Ses cheveux bruns descendaient en cascade le long de son cou pour s’arrêter entre ses omoplates. Ses yeux noisette le dévisageaient avec calme et retenue, mais aussi une pointe de mutinerie. Son nez parfait, ses dents si blanches lorsqu’elle lui sourit, la forme légèrement allongée de son visage, tout en elle fascinait Daniel. Sa robe de soie noire et dorée semblait faite pour elle, épousant ses formes sans les dévoiler vulgairement.

“Mon cher ami, ma fille est dépourvue de cavalier pour danser ce soir, accepteriez-vous d’endosser ce rôle si essentiel ?”

Daniel bafouilla, se reprit maladroitement et se heurta à nouveau à un blocage, mais parvint à signifier son approbation. Éclatante de sa joie, la fille Carmichael lui tendit une main gantée de soie dont il se saisit avec toute l’attention et la délicatesse dont il savait faire preuve. Elle l’entraîna au sein des duos de danseurs. Il n’avait jamais participé à un bal auparavant, mais l’orchestre était si plaisant à écouter qu’il n’avait qu’à se laisser guider par l’air des instruments. Enchaînant les pas de danse avec une femme qu’il n’avait même jamais vu dans ses rêves, il suivait les tempos, posait le pied sur le temps adapté, comme s’il faisait corps avec cette musique. Même la pluie qui cognait sans relâche contre les vitres s’incorporait aux morceaux, comme s’il s’agissait là du dernier musicien de ce quatuor.

Il ne se fatiguait pas, perdait la notion du temps. Parfois, il échangeait sa partenaire avec une autre, le temps d’un ou deux pas, puis la retrouvait. Plonger ses yeux dans les siens étaient le plus grand des bonheurs. Tous ses problèmes disparaissaient, envolés vers le plafond de cette salle, si haut qu’il échappait presque au regard. Soudain, les instruments se turent. Quatre coups sonnèrent à la gigantesque horloge qu’il n’avait même pas remarqué, en plein milieu d’un mur de la salle. Quatre coups repris par le piano, le violon et le violoncelle. Les danseurs s’étaient arrêtés et le fixaient. La jeune femme qui partageait sa danse souriait pleinement.

Puis la musique reprit. Daniel ne saisit pas cet évènement, pas plus que la signification de ces quatre coups. La danse reprit, au son ensorceleur du bal éternel de Carmichael.

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