Le sanctuaire fleuri
Inspiration : “Umbrella 🌱☂️” par Eddie Mendoza
La pluie s’abattait inlassablement sur le village de Kkoshincheo. Mais pour le village encaissé entre deux hautes montagnes, ce jour-là était clément. Les trombes qui se déversaient quotidiennement du ciel s’étaient apaisées, et seule une fine bruine occupait les environs. Elle était suffisante pour obstruer la vision à plus de quelques mètres, plongeant le village dans une atmosphère digne d’un autre monde. Les toits de chaume absorbaient l’humidité, faisant ployer les habitations en bois. Les larges feuilles qui poussaient à même le sol luisaient comme si elles étaient recouvertes de perles.
C’était une belle journée pour Sun-ha. Elle revêtit sa tunique de lin, serra la corde avec le médaillon symbole de sa famille autour de sa taille et s’aventura dehors. Devant sa porte, elle regarda les feuilles de pluie et en sélectionna une qui avait une jolie forme arrondie, et tout juste assez de surface pour la protéger des intempéries. Ces feuilles gigantesques et robustes étaient utilisées par tout le village pour éviter d’être tout le temps trempé. La plupart des familles en avaient planté juste devant leur porte pour y accéder facilement, mais d’autres avaient été jusqu’à faire pousser cette plante dans leur pièce de vie.
La jeune fille tenta de prélever la feuille délicatement en la prenant à la base de la tige, mais elle ne bougea pas d’un poil. Frustrée, elle s’y mit à deux mains et tira de toutes ses forces la feuille récalcitrante, qui finit par céder. Déséquilibrée, Sun-ha tomba à la renverse dans le sol boueux. Elle se releva en pestant un peu, et vérifia son médaillon. Mais le disque de bois gravé d’une tête de Haetae, un lion écailleux mystique protecteur du village, était immaculé. Soulagée, elle se releva et secoua le gros de la boue de son vêtement.
Les habits étaient faits pour se tacher à la place du corps, et il était commun de voir les tenues de travailleurs garder des traces indélébiles de terre maintes fois lavées par la pluie. Le corps lui-même protégeait l’âme des souillures et n’avait rien de sacré. Ce qui importait, pour les villageois de Kkoshincheo qui vivaient entre la pluie et la boue, était de préserver leurs âmes des mauvaises pensées, et beaucoup étaient même convaincus que la salissure servait ce but. Pour Sun-ha, plus encore que son âme, il lui importait de préserver des impuretés le médaillon appartenant à sa mère.
Rassurée de le voir intouché, elle ramassa la feuille et s’en servit pour faire barrage à la pluie. Son effet était très relatif, puisque les légères gouttes voletaient en suspension dans les airs, et très peu tombaient réellement à la verticale. Cela lui donnait l’impression de marcher au fond d’un lac, et l’idée la fit sourire. Elle déambula dans le village, ses pieds nus sautant d’une planche de bois à l’autre le long des chemins tracés entre les feuilles. Ces jours où le temps était presque clair, elle pouvait distinguer les silhouettes des hautes montagnes qui entouraient son foyer lorsqu’elle levait la tête. Elle se dirigeait à pas légers vers la sortie située au Nord, saluant les gens qu’elle croisait. Dans une communauté aussi petite, tout le monde la connaissait même si elle avait encore du mal à retenir tous les noms.
Arrivée à l’extrémité du village, elle salua le jeune homme qui montait la garde. Jonghyun était plus vieux qu’elle de quelques années à peine, mais il avait déjà de grandes responsabilités. Sun-ha se demanda quand son tour viendrait. Elle anticipait ça avec un mélange d’impatience et d’appréhension. Malgré la perspective excitante, elle aimait sa vie insouciante, et elle ne serait pas dérangée à l’idée d’être ainsi pour toujours. Elle s’éloigna dans la forêt, sentant dans son dos le regard appuyé du jeune garde. Sortir des limites du village était interdit, mais il savait où elle allait. Ce chemin n’emmenait qu’à une seule destination.
Les feuilles de pluie laissèrent place à de solides pins blancs, eux-mêmes remplacés par des bambous lorsqu’elle atteignit sa destination. Les fines tiges resserrées formaient un mur naturel isolant la clairière du monde extérieur. La seule entrée était dessinée par un torii au bout du chemin que Sun-ha empruntait. L’herbe verte brillait à l’intérieur de ce havre naturel ouvert au ciel. La jeune fille marcha d’un pas déterminé entre les pierres levées, jusqu’à s’arrêter devant la tombe de sa mère. Elle se mit à genoux, caressant l’herbe fraîche et se mit à lui parler.
— Tu as dû le sentir, mais il pleut peu aujourd’hui. Est-ce que tu crois que c’est un signe ? J’ai bientôt seize ans, et papa pense que je suis en âge de trouver un époux, mais je crois qu’il veut surtout quelqu’un pour l’assister, comme tu le faisais. Il doit penser que je n’en suis pas capable. Et je sais que tu me dirais que c’est faux, mais je le sais, moi, qu’il a raison. Je n’aime pas commander comme il fait, et je ne connais pas la forêt comme toi. Je n’ai même pas le droit de sortir du village sauf pour venir ici, alors comment pourrais-je lui être d’une quelconque aide ? J’aimerais que tu sois là pour me dire ce que je dois faire. Tu me manques.
Soudain, un fracas envahit la clairière. Le bruit était si fort que Sun-ha dut se couvrir les oreilles. La profonde vibration faisait trembler les bambous qui s’entrechoquaient ajoutant au chaos ambiant, et même le sol semblait se soulever, comme si les morts en dessous poussaient pour signaler leur mécontentement. Puis quelque chose passa devant le soleil, plongeant un temps la forêt dans l’obscurité. Et aussi vite qu’elle était arrivée, la source du vacarme s’éloigna. Il fut encore audible un long moment, son écho résonnant entre les montagnes.
Sun-ha relâcha le médaillon qu’elle avait serré dans ses mains jusqu’à ce que les jointures en soient devenues blanches. Elle réalisa qu’elle avait aussi cessé de respirer. Reprenant son souffle à coup de grandes respirations, elle se saisit de la fleur de pluie et commença à courir vers le village. Les bambous tremblaient encore, comme sous le choc. La forêt entière semblait avoir été secouée par ce passage terrifiant.
En arrivant au village, elle fut surprise par l’absence de Jonghyun. Elle s’avança sur le chemin de bois, incertaine de sa prochaine action. Le village était en effervescence, tous avaient à l’évidence entendu la même chose qu’elle. Peut-être certains l’avaient même vue. Les guerriers couraient entre les maisons, récoltant armes et donnant des ordres, tandis que les villageois se hâtaient de rentrer chez eux. En l’apercevant, l’une des aides de son père se dirigea vers elle.
— Sun-ha ! Ton père te cherche, va vite le retrouver devant le grand hall !
Ayant désormais un objectif et trop effrayée pour songer à discuter, la jeune fille se remit à courir, en direction du grand bâtiment au centre du village. Malgré son statut de dirigeant, il ne logeait pas dans le plus grand bâtiment du village, mais dans une maison semblable aux autres. Le hall était un endroit interdit d’accès pour les enfants, mais elle n’avait jamais aperçu le moindre adulte y entrer non plus. Néanmoins, il servait de point névralgique à leur communauté, et une estrade avait été montée devant, pour les annonces importantes.
Elle retrouva son père en train de crier des ordres à ses hommes pour couvrir la pluie qui s’intensifiait. Son expression était indéchiffrable, comme toujours, mais sa fille pouvait y entendre de la colère, du stress, et aussi de la peur ? Elle devait se tromper, rien n’effrayait son père, pas même les terribles créatures qui rôdaient autour du village. Quelle sorte de monstre pouvait provoquer une telle réaction chez lui ?
Elle se présenta à lui, hésitante. Aussitôt, il congédia les trois gardes qui étaient avec lui et fit signe à Sun-ha de le suivre à l’intérieur du grand hall. L’intérieur était sombre, dépourvu de fenêtre. Le fracas de la pluie était atténué, et son père lui parla de son ton sévère habituel. Sa voix la guida dans le noir alors qu’elle tentait de distinguer les motifs qui décoraient les murs avec peine, dans la pénombre.
— Il est grand temps que tu saches. J’aurais aimé te révéler ce secret sur mon lit de mort, alors que je serais devenu un vieil homme et toi la nouvelle cheffe du village. Mais nous n’avons plus le luxe d’attendre. Lorsque nos ancêtres, il y a bien longtemps, vinrent dans cette vallée pour y établir le village, ils décidèrent de couper tous les liens avec le monde extérieur. Ils s’arrangèrent pour effacer leur existence des registres et des cartes, et se firent oublier de leurs semblables.
— Attends, tu veux dire qu’il y a des gens comme nous, en dehors des montagnes ? Mais je croyais qu’il n’y avait que d’infâmes monstres qui gardaient le bord du monde ?
— Et c’est partiellement vrai. Si nos ancêtres ont décidé de s’exiler, c’est pour fuir la malveillance qui changeait les humains en monstres. En revanche, le monde est bien plus vaste que nos montagnes. Mais je ne pouvais prendre le risque que ma petite aventurière le découvre, j’espère que tu comprends. Notre village s’est enfermé dans une bulle à l’écart du monde, mais ce n’était pas seulement par dégoût pour la corruption que les aïeuls ont vu s’étendre. Ils ont été chargés de protéger quelque chose. Une fleur qui ne pousse nulle part ailleurs et qui ne s’épanouit qu’à l’abri de la lumière, dans le grand hall. Consommer ses pétales permet de décupler ses capacités physiques au prix de sa propre vie. De nombreuses personnes ont tenté de s’en emparer au fil des siècles, mais nous sommes toujours parvenus à les repousser. Grâce au pouvoir de la fleur, non sans sacrifices héroïques. Et j’espérais pouvoir me passer d’elle, mais tu as vu comme tout le monde la bête qu’ils ont envoyé dans le ciel à notre recherche. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils ne repèrent le village, si ça n’est pas déjà fait. Et je dois protéger les villageois.
— Tu ne penses quand même pas … ?
— Si, je vais consommer cette fleur. La force d’un humain ne peut venir à bout d’une telle créature. Rien que son rugissement a suffi à abattre les talismans qui scellaient ce bâtiment. Lorsque je ne serais plus là, je veux que tu prennes ma place, et que tu guides notre peuple comme notre famille le fait depuis sa fondation.
Ils étaient arrivés dans la pièce centrale. Ici, le sol de bois redevenait de la terre, et en son centre trônait un monticule sur lequel poussaient plusieurs plantes. Comme des nénuphars, leur base était une large feuille et la fleur qui s’épanouissait dessus était d’un rose éclatant. Il semblait à Sun-ha que le bulbe émettait une légère lumière, qui permettait de repérer sans faute les plantes même dans l’obscurité la plus totale. Alors que son père s’avançait pour en cueillir une, elle le prit de vitesse. Des larmes creusant des sillons humides dans son visage, elle s’empara d’une fleur luminescente et arracha un pétale qu’elle mit dans sa bouche.
Aussitôt, elle vit son monde se transformer. Les couleurs disparurent, et l’obscurité du hall se mua en une clarté aveuglante. Son père n’était visible nulle part, tout comme le sol et les murs. Elle flottait dans un espace avec plus de dimensions qu’elle ne pouvait compter. Elle tenta de faire un pas, mais son corps ne lui obéit pas. En revanche, il lui répondit, déversant un flot de paroles insensées dans des langages qu’elle ne connaissait pas. Les teintes du monde revinrent, mais pas comme il le fallait. La pluie tombait sur ses pieds tandis que son corps heurtait brutalement le sol. La forme qui se penchait sur elle en imitant le bourdonnement de la bête volante était-elle son père ?