Les disparus de midi
Inspiration : “Curtain” par Franck Besançon
« Tu penses qu’ils enverront du renfort ?
— Peu de chances, les huiles ne feraient jamais un pas de travers si ça risquait de froisser sa Majesté. C’est que toi et moi, sur ce coup.»
Lucas Whitemore lança un regard dépité à Patrick. Son collègue avait raison, bien sûr, et ça ne le déprimait que plus. Ils étaient Scotland Yard, chargés de faire respecter la loi de la couronne britannique, et cette même couronne leur mettait des bâtons dans les roues. Pire encore, le commissaire baissait la tête et leur avait ordonné de faire profil bas et d’abandonner leur affaire.
Les deux détectives enquêtaient depuis des mois sur d’étranges disparitions qui sévissaient dans la capitale. A première vue, rien ne reliait les différentes affaires entre elles, et ce type d’évènement était malheureusement commun à Londres, où elles se produisaient en général lorsque le soleil était couché. Cette fois, toutes les victimes se volatilisaient en plein jour, au vu de tous. C’était le modus operandi qui avait permis à Lucas en premier de relier toutes ces situations. Chaque fois, la personne enlevée marchait dans une rue bondée de monde, devant parfois jouer des coudes pour circuler.
Puis, simultanément, tous les témoins la perdaient de vue. Que ce soit de simples passants ou des proches marchant à leur côté, ils détournaient le regard comme d’un commun accord, et c’était suffisant pour perdre à jamais la trace de la victime. Une voiture coupant la ligne de vue d’un vigile, une bousculade séparant une mère de son fils, un angle tourné rapidement, et personne n’avait vu ce qu’il s’était passé. Comme par magie.
Lucas ne croyait pas à cette fantaisie. Il avait fait remonter ses doutes jusqu’à son supérieur, qui avait pris l’affaire très au sérieux, comme s’il était personnellement impliqué. Richard Matters avait travaillé jours et nuits avec son protégé, épluchant rigoureusement les registres d’état civil et la vie des disparus. Ils étaient chaque jour plus nombreux, jusqu’à dépasser la centaine. Il leur fallait plus de temps pour réunir toutes les informations sur une victime qu’il ne s’en écoulait avant la suivante. C’est pour cela qu’ils avaient fait appel à Patrick Fussworth, un analyste à l’efficacité qui n’était plus à prouver.
Leur principal objectif était d’identifier une logique dans le choix des victimes, un élément commun qui permettrait de prédire la prochaine et ainsi d’empêcher le drame, ou au moins de pouvoir le comprendre. Richard avait compris quelque chose qui échappait aux deux autres, car il avait un matin sauté de son bureau pour sortir dans la rue, en direction de Picadilly Circus. Ses deux collègues s’étaient précipités à sa poursuite, lui demandant de les éclairer sur la conclusion à laquelle il était parvenu.
Ce jour-là, Lucas et Patrick furent témoin de la disparition du chef détective Richard Matters. Témoin indirects, au mieux. Lucas tentait de déchiffrer les intentions de son mentor à travers son regard fou, mais le vieil homme l’ignorait. Au moment de monter sur un trottoir, le pied de Lucas s’était coincé dans un pavé et l’avait fait trébucher. Patrick s’était tourné, un instant à peine, pour l’empêcher de tomber, et c’était trop tard. Le vieux détective s’était évanoui dans la nature, au beau milieu d’une rue presque déserte.
Ils avaient fait le tour des passants et des commerçants dans l’espoir vain que l’un d’eux sache ce qu’il s’est véritablement passé. Le fleuriste qui les regardait avec attention était retourné arroser ses fleurs l’instant d’avant que cela se produise; l’homme qui s’apprêtait à les croiser consulta sa montre au mauvais moment, il était en retard pour un rendez-vous; une calèche avait masqué la vue du vieil homme qui se reposait sur un banc de l’autre côté de la rue; un vol de pigeon avait dissimulé la rue aux yeux de la femme désabusée qui contemplait la rue depuis son balcon.
Ils étaient rentrés perplexes et blessés dans leur dignité. Non seulement ils n’avaient pas été capable d’empêcher un enlèvement, mais en plus il ciblait l’un des leurs. Leur seule avancée fut d’être certains que les témoignages ne se moquaient pas d’eux, bien que la coïncidence soit particulièrement troublante. Richard n’était pas seulement un vétéran, il faisait partie des meubles de leur bureau. A l’annonce de sa disparition, Lucas et Patrick s’étaient attendus à ce que le commissariat entier se mobilise pour aller à sa recherche.
Au lieu de cela, ils avaient trouvé le commissaire en pleine discussion avec deux hommes étranges, vêtus de noir et arborant un insigne qu’aucun des deux collègues ne reconnu. Ils se présentèrent comme des agents de la couronne, œuvrant pour une division de la police directement au service de Sa Majesté, supérieurs hiérarchiques de Scotland Yard. Aucun de leurs camarades n’avait entendu parler d’une telle institution, mais le commissaire s’en portait garant, et semblait même effrayé par les deux hommes maigrichons qui ressemblaient plus à des fonctionnaires administratifs qu’à des agents de terrain.
Leur bureau n’était pas connu du grand public, affirmèrent-ils. Leur devoir était d’enquêter là où la police rencontrait des obstacles qu’elle n’était pas en mesure d’expliquer. De fait, ils récupéraient le dossier des disparitions et demandaient à ce que Scotland Yard cesse toute investigation sur ce sujet. Le commissaire Holt lui-même avait relayé cet ordre, leur assurant qu’ils risquaient bien plus que leurs carrières s’ils persistaient à ne pas vouloir lâcher l’affaire.
Voir cet homme qui combattait les pires criminels de la capitale depuis trois décennies plier le genou devant des grattes-papiers squelettiques avait déstabilisé Lucas. Le commissaire Jeffrey Holt ne craignait personne et ne rechignait pas à utiliser son physique de lutteur pour intimider ses propres supérieurs, dont plusieurs ministres. Ses états de services parlaient pour lui, il n’y avait pas un homme rivalisant avec ses prouesses dans l’histoire de la police, et si ce n’était pour son tempérament de feu, il aurait pu connaître une ascension plus grande encore. Et malgré tout, il acceptait des ordres de la part de soit-disant agents de la couronne qui ne déclinaient ni leur nom ni celui de leur unité et leur sacrifiait une enquête qui portait désormais sur l’un de ses employés.
Lucas n’avait pu l’accepter, pas plus que Patrick. Après des mois d’enquête discrète, ils étaient parvenu à identifier un individu qui s’était retrouvé à témoigner dans un nombre anormalement grand de disparitions. Gerard Keith, une ligne facile à oublier mais qui revenait plus souvent que n’importe quelle autre. Ils avaient finalement réussi à le retrouver, et l’avaient pris en filature lorsqu’il sortait de son travail, un bureau d’étude en ingénierie civile au dessus de tous soupçons. Un peu plus tôt, une nouvelle disparition leur avait été rapportée, ils savaient que c’était l’occasion où jamais.
Il se déplaçait vite, sans s’inquiéter d’être suivi mais d’un pas athlétique qui ne convenait pas à un ingénieur d’étude, du jugement de Lucas. Son lieu de travail était dans la banlieue de la ville, mais il ne se dirigeait pas vers son appartement, ni même vers une calèche. Il s’éloignait encore plus du centre, vers la sortie de la ville. Par précaution, le détective avait donné une lettre demandant des renforts à un gamin des rues, avant de suivre leur homme qui s’enfonçait dans une forêt aux allures inquiétantes.
S’il avait conscience d’être suivi, Gerard Keith n’en laissait rien paraître. Rapide mais décontracté, il traversait le bois dans son costume impeccable sans se soucier de la terre qui souillait le bas de son pantalon et de son manteau. Il prit un virage qui le dissimula aux hommes de loi pendant un instant. Lorsqu’ils arrivèrent à sa hauteur, il s’était volatilisé à son tour, sans laisser la moindre trace. Ils s’étaient attendu à ce qu’il se jette sur eux, peut-être accompagné d’une dizaine de voyous. Armes au poing, ils s’étaient tendus mais l’assaut ne vint jamais.
Le crépuscule projeta sur la forêt une ombre aveuglante. En quelques minutes, le ciel pâlissant avait viré au sombre, plongé dans une nuit subite. Leur chemin de retour s’était fondu dans les ombres allongées qui les encerclaient comme une meute affamée. Aveugles dans l’emprise des ténèbres, ce fut Patrick qui distingua le premier la lueur dansante qui progressait erratiquement dans les bois devant eux.
Ils se dirigèrent vers la flamme, accroupis dans les fourrés et sur le qui-vive. L’obscurité les rendait paranoïaque, le moindre bruissement de feuille les faisait sursauter et le plus léger des vent suffisait à dresser les poils de leurs nuques. Là où ils s’attendaient à rattraper l’homme qu’ils filaient, c’est une silhouette féminine qui progressait à pas lent sur le chemin parallèle à celui qu’ils empruntaient auparavant. Lucas s’apprêtait à interpeler la femme quand Patrick le retint. Sans un mot, il pointa ses habits.
Elle était vêtue d’une longue robe qui traînait au sol sans se souiller. Les mouvements discrets des plis donnaient l’impression que le tissu volait juste au dessus de la terre, soulevant un minuscule nuage de poussière. Elle était coiffée d’un capuchon qui dissimulait son visage à leurs yeux, mais ce crâne n’était pas cohérent avec le reste du corps. Trop large, pour qu’une femme de cette carrure requiert une si grande capuche, elle lui aurait fallu se coiffer d’un seau, ou au moins d’un casque médiéval, même les chapeaux farfelues dont se coiffait l’aristocratie ne pouvaient adopter cette forme.
Le détective abandonna son idée et s’accroupit à nouveau, suivant aussi discrètement que possible cette étrange femme. Désormais, l’obscurité était à leur avantage. Ainsi couverte, avec la chandelle juste devant son visage, elle s’était elle-même aveuglée, et devait peiner à discerner le chemin en face d’elle. Quand bien même elle se retournerait brusquement, elle ne pourrait les voir. Alors ils s’engagèrent sur le sentier de terre, retrouvant avec plaisir un sol égal.
Quelques minutes plus tard, les pas de la femme la dirigèrent vers une clairière. Au milieu d’anciennes ruines, des dizaines de braseros étaient allumés, projetant sur les murs de pierre écroulés plus de silhouettes encapuchonnées. Chacune était légèrement déformée par les multiples sources de lumière qui leur donnaient un air monstrueux. Les ombres, pour la plupart immobiles, hochaient la tête au rythme d’une conversation dont seule les rumeurs leur parvenait. A l’approche de la nouvelle venue, l’une d’entre elle se détacha du groupe pour venir l’accueillir.
Les deux hommes regagnèrent le couvert des arbres comme les deux personnes encapuchonnées se rejoignaient. La femme, tenant toujours sa chandelle à deux mains, repoussa son capuchon en arrière pour dévoiler une visage tout à fait ordinaire, souriant chaleureusement. Ils étaient trop loin pour entendre ce qu’ils se disaient, mais l’autre dévoila son visage à son tour et ils s’embrassèrent amicalement. Son interlocuteur était l’homme qu’ils filaient, qui s’était entièrement changé dans le court intervalle où ils l’avaient perdu de vue.
Les deux acolytes se dirigèrent vers le cœur des ruines. L’ombre projetée par les braseros oppressait les détectives en embuscade. Les grandes arches partiellement effondrées donnaient à la structure des airs d’araignée géante qui pourrait subitement se mettre en branle. Le centre était mieux conservé que les extérieurs, renforçant cette sensation de bête endormie qui ne demandait qu’à se réveiller. Les briques reflétaient parfaitement la couleur des flammes, comme le feraient des ossements. Pendant un moment, Lucas réussit à se convaincre que le bâtiment les observait de ses six yeux plissés avant de réaliser que ce n’était que le reflet du feu au travers de fenêtres et de failles dans les mures.
« A quoi ça te fait penser ? chuchota Patrick.
— Des cultistes, ça c’est la partie évidente. J’ai entendu dire que certains groupuscules officiaient dans les souterrains de Londres, mais c’est la première fois que j’en vois qui s’exposent de la sorte. Je les imaginais préférer les cryptes aux ruines de vieux château.
— Ça ressemble à un château, pour toi ? J’aurais plutôt dit un temple païen, regarde les colonnades. Grec ?
— Peut-être. Qu’est-ce que ça change ? Je ne sais pas s’ils ont un lien avec notre affaire, mais ils font à coup sûr quelque chose d’illégal. Les sacrifices de vierges, c’est bien un truc de culte ?
— Sûrement. Beau coup de filet si on y arrive à deux.
— On se rapproche, suis moi. »
Joignant le geste à la parole, Lucas se releva et s’approcha de la lumière, jouant avec les ombres pour se faire le plus discret possible. Vues de près, les ruines étaient encore plus angoissantes. Ils avaient la sensation de réellement pénétrer dans le ventre de la bête. Leur approche était ralentie par d’innombrables obstacles qui se dressaient sur leur chemin. Murs effondrés, buissons épineux et talus meubles étaient autant de couverts qu’ils devaient quitter pour progresser. Ce faisant ils s’exposaient dangereusement. Il suffisait que l’un des cultistes ai besoin de vider sa vessie pour qu’il les repère et sonne l’alerte.
Le sol était parsemé de briques tombées des murs, et à plus d’une occasion les intrus durent taire des cri de souffrance lorsque leurs orteils se heurtaient au bloc solide qui n’aurait pas dû se trouver sur leur passage. La structure s’effritait, de nombreux murs étaient constellés de trous qui offraient un refuge aux ténèbres. De toute évidence, se réunir dans un tel bâtiment revenait à prendre un risque qui paraissait superflu à Lucas, en particulier pour prier une quelconque divinité maléfique.
Plus ils étaient proches, et plus la clameur des cultistes s’amplifiait. Ils ne discutaient plus à présent, mais clamaient fort des chants dont il ne percevait pas le sens. Ils dansaient et hurlaient autour d’un bûcher tandis que l’ombre de la femme qu’ils avaient suivi jetait dans les flammes des poudres qui les faisait passer de l’orange au vert, du vert au violet, du violet au blanc, du blanc au noir. Leur vue était bloquée par un mur qui semblait sur le point de s’écrouler. Ils distinguaient clairement les ombres, mais leurs propriétaires étaient hors de vue. Patrick se redressa pour contourne une colonne effondrée au sol lorsqu’il se heurta à quelqu’un.
Le choc le repoussa au sol et il ne pu retenir une exclamation de surprise. Il tourna aussitôt sa tête vers le cercle de flammes mais les chants couvraient largement le bruit qu’il pouvait faire. Il reporta son attention face à lui, et cria à nouveau, d’horreur cette fois. Devant eux se tenait, immobile, un vieil homme. Son corps était finement sculpté, c’était un homme qui avait connu l’action et s’était forgé au travers de nombreuses épreuves. Ses muscles saillant au travers de son justaucorps donnaient l’impression de pouvoir les écraser tous les deux sans difficulté.
Mais ce qui avait provoqué la terreur de l’analyste était le visage de cet homme, à moitié éclairé par les braseros les plus proches. Son expression était dissimulée derrière un masque de cuir attaché à son front par des épingles qui pénétraient dans sa chair et descendait jusqu’à sa bouche. Deux trous béants étaient percés dans le matériau, comme si l’artisan avait tenté maladroitement de deviner où étaient les yeux et lamentablement échoué, car ils étaient bien trop éloignés, et au niveau du nez. Le cuir pendait mollement des attaches et laissait apparaître un peu du visage qui se cachait derrière, ou ce qu’il en restait.
Sa surface était luisante de sang, d’eau et de pus qui coulaient entre les stries de sa chair mise à nu. C’était cette réalisation, plus que l’odeur d’infection qu’il transportait, qui terrorisait les deux détectives. Cet homme au crâne dégarni dont la peau du crâne s’affaissait notablement portait un masque fait de sa propre chair, arrachée à son visage de son vivant. La plaie ne cicatrisait pas, peut-être parce qu’il y avait trop à faire, ou bien que son corps avait déjà lâché. Et pourtant, il était bien vivant, inexpressif et immobile, mais son torse se soulevait à intervalles réguliers.
« Mon Dieu, murmura Lucas. Richard ? »
Si la surprise avait altéré momentanément son jugement, il pouvait reconnaître entre mille son mentor. La forme distinctive de son menton et ses grandes oreilles décollées ne le trompait pas. Il avait perdu des cheveux, mais il avait bien en face de lui Richard Matters, disparu des semaines auparavant. L’expression du colosse ne changea pas à l’annonce de son nom. Son ancien élève dépassa Patrick et approcha des mains tremblantes du masque de peau.
« Richard, tout va bien ? Oh, je suis tellement content de t’avoir retrouvé, ça fait des semaines qu’on te cherche ! Tu vas pouvoir nous dire ce que tu as compris ce jour là. Tu seras fier de moi, j’ai mené à bien ma première enquête en solo ! Avec Patrick, bien sûr, mais sans toi, c’est déjà pas mal, non ? »
Son collègue arrêta son geste au moment où Lucas s’apprêtait à toucher le visage de Richard. Lucas souriait comme un dément et ne pouvait cesser de parler. Son sourire se mua cependant en un rictus de douleur lorsque l’ancien détective se saisit de son bras et le serra dans une poigne de fer. Il sentit ses os craquer un par un avant qu’ils ne se brisent complètement, lui arrachant un nouvel hurlement de douleur.
Sans le lâcher, son ancien ami l’attira vers lui. Lucas regardait désespérément autour de lui où était Patrick, mais son compagnon n’était nulle part en vue. Il s’était volatilisé au moment où Richard s’était animé. Le détective appela à l’aide, ses cris couverts par les supplications des cultistes qui s’intensifiaient. Son visage était maintenant presque collé à celui de la créature qui avait été Richard Matters. De son bras libre, le colosse souleva lentement son masque, dévoilant un univers d’horreur indicible au détective dont les cris se perdirent dans l’immensité.