Quentin contempla son royaume en se rengonçant dans son fauteuil. Royaume. Il aimait bien ce mot. Il lui donnait un agréable sentiment d’importance, d’être quelqu’un. Un sentiment plus délicat que le vin qu’il dégustait, un château Consmerne de 1957. Cette seule bouteille lui avait coûté quelques milliers de dollar, presque autant que le fauteuil sur lequel il reposait. Et il n’était même pas si confortable que cela, en fin de compte. Il lui faudra bientôt en changer. Peut-être pour l’un de ces sièges augmentés qui projetaient directement dans le net augmenté. La technologie n’était qu’à l’état de prototype et coûtait le prix de la nouveauté, mais rien n’était hors de prix pour quelqu’un comme lui.

Il avait fait fortune dans… dans quoi déjà ? Si ça avait eu son importance un jour, ça n’était plus le cas depuis longtemps. Sa première entreprise, ainsi que les suivantes, il les avait revendu à des gens maintenant moins riches que lui. Les suivantes appartenaient désormais à des géants qu’il ne pouvait même pas rêver d’atteindre, et s’étaient intégrées à un écosystème tentaculaire où elles avaient connu le sort de toutes les entreprises du genre: fondues dans le moule ou abandonnées. De fil en aiguille en habiles connexions, il était finalement parvenu à atteindre cet objectif qu’il s’était fixé quand il avait commencé avec seulement une centaine de milliers de dollars dans la poche: celui de s’affranchir de ses parents, de se construire et de devenir quelqu’un, pas un de ces “fils de” qui n’achevaient rien.

Et il avait achevé quelque chose de grandiose. La réserve de Wakali, ou son royaume, était son plus grand succès. Pour le moment. Une étendue de X hectares, entièrement vidée de ses habitants au nom de la biodiversité. Il avait fallu manoeuvrer avec habileté, pour exproprier les populations locales. Elles ne se sont pas laissée faire, ni par l’argent ni par les menaces. Des saloperies de primitifs, trop attachés à leur terre et leurs traditions pour accepter l’offre plus que généreuse qu’il leur avait proposé. Là où tout le reste échoue… Il connaissait son Histoire. Ce genre de manigances n’était pas une première, et il y avait de grande chances que celles qui ont émergé n’étaient que le sommet de l’iceberg. Il avait réussi à esquiver plusieurs cours internationale, l’Europe qui se faisait une joie d’être une épine de grande taille dans le pied de tout entrepreneur ambitieux, pour traiter directement avec les Etats-Unis de terres qui ne leur appartenait même pas.

Son père avait l’habitude de dire: “un ami de confiance est plus imprévisible et traitre qu’un opportuniste. Au deuxième, tu n’as qu’à faire la meilleure offre et il n’arrêtera jamais de te lécher les bottes”. Il lui en coûtait de le reconnaître, mais Quentin avait pu mettre en application ce dicton, répété comme un mantra par son paternel. Il avait aidé trois amis de son école supérieure à obtenir des postes dans la haute administration, et comptait dans ses proches un ministre et un juge d’état. Aucun d’eux n’était prêt à le suivre dans son projet, craignant pour leurs carrières ou leur réputation. Après tout ce qu’il avait fait pour eux, ils s’étaient tous montré d’une ingratitude crasse. Un retournement de veste qu’ils ont amèrement regretté. Tous sauf un, Seton Lilac, qui l’avait soutenu comme il pouvait.

Mais c’était chez les plus veules, les plus corrompus qu’il avait trouvé les meilleurs alliés. Il leur avait promis des terres, une maison de campagne offerte et fait miroiter des millions, se créant une armée d’influence prête à défendre son projet bec et ongles. Des précautions bien inutiles, au final. Les pays qui importaient se fichaient bien de ce petit bout de territoire qui n’avait aucune importance stratégique, des ressources inintéressantes et une population qui refusait de participer au bien commun, puisqu’ils ne consommaient rien ou presque. Les avocats de seconde classe que ces quelques milliers de natifs pouvaient se payer n’ont pas fait le poids face à la division justice de son projet, qui a écrasé les uns après les autres les arguments traditionnalistes et éculés de ces sauvages dans une cour perdue au fin fond de l’Arizona dont le jury était acquis à sa cause avant même le début de l’audience.

Sans surprise, les natifs ont refusé de reconnaître la décision de justice, préférant se mettre hors-la-loi plutôt que de s’en aller bien tranquillement. Qu’y avait-il de si intéressant dans ces montagnes pour eux qui justifie leur attachement stupide ? Ils ne pouvaient pas voir la beauté et la quiétude que représentait cette retraite, eux qui avaient toujours vécu dans le luxe des forêts préservées et ne savaient même pas à quoi ressemble une ville. Avait suivi l’expropriation. Il avait fait appel à une milice locale, par des moyens détournés pour qu’on ne fasse pas le lien. Mais il n’avait sans doute pas attendu assez, puisque les complications prirent des tournurent catastrophiques. Les plus jeunes s’étaient rebellés, un coup est parti, et le leader est mort. Ca arrive, surtout dans cette région du monde. Il avait anticipé une dizaine de pertes dans le processus, un seul mort fut un résultat particulièrement bon.

Ce n’était pas l’avis de la journaliste d’investigation qui avait suivi l’affaire et publié une vidéo de l’altercation sur internet. Rapidement, la toile s’est embrasée. Il en faut peu, là dessus, une simple étincelle peut se muer en un brasier inarrêtable. Aux milliers d’accusations qui bloquèrent partiellement son activité, il répondit en activant sa propre cellule de crise. Des centaines de millier de bots alimentés par les meilleurs modèles de langage, certains possédant des comptes insoupçonnables, se mirent à le défendre, ralliant la droite réactionnaire à coup de slogans racistes et détournant l’attention de la gauche avec des nouvelles bien plus graves mais pour la plupart fabriquées aux Etats-Unis ou au Proche-Orient. Au grand désespoir des populations locales, elles n’ont eu droit qu’à un sac avant d’être escortée dans un bidonville et laissés pourir là.

Le jour même où il s’était débarassé de l’ennuyante présence humaine, les travaux commencèrent. Des sphères de cristal, de plusieurs dizaines de mètres de diamètre, fleurirent dans la forêt vierge. Le but était d’en faire des retraites paradisiaque, pour lui et ses amis. Il fallait donc abîmer le moins possible le paysage, tout en respectant leurs besoins essentiels en eau courante, électricité, gaz et internet haut débit. Le sol avait trinqué, bien sûr, mais l’ingénieur lui avait certifié que ça ne poserait pas de problème pour au moins un demi-siècle. D’ici là, il pourrait voir venir.

Une fois son projet achevé en un temps record - moins d’une année pour la complétion d’une douzaine de sphères, il avait reçu une invitation. Il s’en souvenait comme si c’était hier. Un soir comme celui-ci, où le soleil se couchait et lançait ses ultimes rayons par-dessus l’horizon. Quelques minutes plus tard, il ferait sombre et les dizaines d’ampoules réparties sur l’intérieur de la sphère se mettrait à briller automatiquement, projetant une lueur aussi puissance que le soleil, bien qu’artificielle. Au début, cela causait des nuées d’insecte, surtout des mites et des papillons, à se coller sur les vitres de cristal, aveuglés par la lumière. S’il avait trouvé ce phénomène amusant de prime abord, il l’avait rapidement lassé, et tous les insectes de la régions avaient été complètement exterminés. Maintenant, ses nuits étaient lumineuses et tranquilles.

Il était distrait, comme il l’est ce soir, et profondément ennuyé. Alors il avait accepté de rencontrer ces gens, sauté dans son jet et traversé le globe. Juste pour tromper l’ennui. Ceux qui voulaient le rencontrer étaient parvenu au même constat que lui: Il avait atteint le pinnacle de ce qui lui était possible, en terme de richesse et d’influence. Oh, il y avait toujours quelques restes à grapiller ici et là, mais dans l’essentiel il se heurtait au plafond de verre. Et pourtant, des centaines de personnes culminaient bien plus haut que lui, dans des sphères qui resteraient à jamais hors de portée s’il se contentait de ses équivalents sylvestres. S’il souhaitait s’élever plus haut que n’importe quel homme, il lui fallait entrer dans le Grand Jeu.

Ils se faisaient appeler le Syndicat de la Chouette, et n’avait jamais vu le visage de ses membres autrement qu’à travers des masques de chouette. Le Grand Jeu, lui avaient-ils appris, n’a qu’une seule règle: l’anonymat primait sur tout le reste. Il s’agissait d’un jeu d’influence, de politique, d’économie et de trahison, un jeu dangereux où tous les coups étaient permis pour prendre l’avantage sur les autres. Toutes les factions étaient secrètes, des sociétés remontant au temps des lumières aux associations émergentes. Nul n’était même capable de dire combien de factions existaient, ou qui en faisait partie. C’était une grande partie du jeu: s’il devenait connu que vous êtes membre de l’une ou l’autre dse sociétés, les concurrentes se presseraient pour vous éliminer. Le fait d’ignorer qui était membre de sa propre organisation impliquait le risque de sortir un allié du jeu sans le savoir, mais il permettait aussi aux adversaires de ne pas s’affronter aveuglément dans des bains de sangs inévitables.

Le secret du Grand Jeu devait être préservé à tout prix, car il était puni de mort de révéler ne serait-ce qu’un indice sur son existence à quelqu’un d’autre qu’un joueur ou un candidat. En échange de sa participation à ce jeu macabre, Quentin s’était vu obtenir l’accès à des ressources qu’il n’aurait pas imaginé. Financières, bien entendu, mais surtout un réseau et des secteurs d’activités qu’il n’aurait jamais pu approcher. Les ramifications de ce réseau étaient si importantes, implantées dans chaque institution par des joueurs ou des agents. Le Syndicat se spécialisait dans le développement de technologie de pointe et il eu soudainement accès à des laboratoires où des instruments de science-fiction étaient mis au point depuis des années. Et bien sûr, comme chaque société réellement impliquée dans le jeu, il possédait une armée privée composée d’assassins d’élites entraînés depuis l’enfance pour mener à bien leurs missions sans le moindre faux pas. Il avait déjà fait appel à des mercenaires pour se débarasser des gênances, mais avait abandonné l’idée après que l’un d’entre eux soit compromis et qu’il ne doive en recruter un autre pour réduire le premier au silence. Les mercenaires étaient chers, peu efficaces et difficilement fiables. Les agents du Nid étaient irréprochables, accomplissaient la moindre demande sans poser de question et n’avaient jamais échoué.

Il s’en était servi pour se venger de ses faux amis et leur montrer qu’en refusant de l’aider, ils avaient perdu bien plus que leur misérable carrière. Ensuite, il avait fait subir le même sort à cette peste d’investigation dont le cadavre était la pièce maîtresse de sa galerie des trophées. Désormais, il pouvait appliquer son intellect à un projet qui dépassait tout ce qu’il avait entrepris jusque là. Son premier succès fut de dévoiler l’identité de son père, qui n’était pas un membre du Syndicat comme il l’a cru en premier lieu. C’était un membre influent d’une loge franc-maçonnique, autrefois puissante mais embourbée dans un déclin qu’elle peinait à enrayer. Il avait transmis cette information au conseil du Syndicat, qui s’était chargé de la suite. La loge n’avait pas été capable de se remettre de cette perte et plusieurs autres membres commirent des erreurs dramatiques menant à l’anéantissement de leur groupe. Sa mère était sa prochaine cible. Elle ne faisait visiblement pas partie de la même faction que son père et s’était montrée injoignable depuis l’assassinat de son mari.

Quentin repassa les informations qu’il avait compilé sur sa tablette de quelques millimètres d’épaisseur, essayant de connecter les points. Finalement, il envoya toutes ces informations sur les écrans muraux et se leva. Il avait besoin d’une vue d’ensemble, et le rayon vert qui achevait la journée lui apportait parfois des illuminations improbables. Il se leva et fit les cents pas sur son tapis en fourrure de vison cousues pour donner l’apparence d’un ours. L’inconvénient du Grand Jeu est qu’il ne pouvait pas faire appel à une aide extérieure, et se retrouvait forcé de trouver ses conclusions seuls. Enfin, ça ne serait pas un jeu autrement. Il avait entendu parler de la cellule d’analystes du Syndicat, mais il devait encore faire ses preuves avant d’y être admis.

Il jeta un dernier coup d’oeil au dehors. Le soleil était couché désormais, et il pouvait voir ses sphères s’illuminer, certaines d’entre elles habitées, la plupart vides. La sienne restait dans la pénombre. Entrer dans le Grand Jeu impliquait de développer une certaine paranoïa, et sa vie insouciante d’avant n’avait plus lieu d’être. Il avait déménagé dans une sphère de cristal spéciale, équipée de panneau réfléchissants et dissimulée sous le couvert des arbres, contrairement aux autres qui bourgeonnaient par dessus la canopée de façon ostentatoire. Le périmètre était faiblement gardé en apparence, mais un réseau d’alarmes silencieuses et de caméras capable de détecter le moindre mouvement, tout en différenciant l’homme de l’animal. Il recevait chaque alarme directement sur son terminal, et même s’il y avait de nombreux faux positifs, il se sentait plus en sécurité ainsi.

“Je suis déçue, mon fils…”

La voix glaçante le foudroya comme une balle en plein coeur. Il connaissait ce ton sec et incisif pour l’avoir entendu des années durant. Ce mépris à peine dissimulé derrière le moindre mot, cette intonation qui s’assénait comme un fouet. Quentin fit volte-face pour se retrouver face à sa mère. Elle était semblable à elle même, comme si le temps n’avait pas de prise sur sa peau. Des liftings réguliers lui permettaient de conserver une peau quasiment parfaite même les soixante-dix ans passés. Il la recherchait depuis des semaines sans succès, et voilà qu’elle apparaissait devant lui comme si elle venait de rentrer d’un voyage d’affaire. Son tailleur gris de haute couture et un gilet sur les épaules, elle tranchait avec le décor exotique derrière elle. Quentin cru presque qu’elle n’était qu’une vision fiévreuse que l’excès de travail lui aurait provoqué. Il dormait peu, ces derniers temps, et le climat tropical n’était pas vraiment sa tasse de thé, en fin de compte.

Il aurait pu s’en convaincre, si ce n’était pour l’homme chauve en costume qui se tenait à ses côtés. Il avait l’air d’un homme de main, ou peut-être d’un garde du corps dont le physique était musclé sans être prédominant. Il ne l’avait jamais vu dans la suite de sa mère, mais une goutte de sueur froide coula dans son dos. Toutes ses questions moururent sur ses lèvres, alors sa mère repris.

“Tu sais, avec ton père nous avions de grandes attentes pour toi. Il souhaitait que tu nous remplaces, un jour. Il était persuadé que l’ancienne génération est vouée à être remplacée par les plus jeunes. Comme lui avait fait avec ses propres parents. Je crois que secrètement, il espérait que tu m’élimines en premier, pour enfin t’inviter dans sa secte ridicule.”

Elle traversa la sphère, effleurant nonchallament les meubles avant de s’installer dans le fauteuil encore chaud.

“Mais au final, c’est lui qui a commis la première erreur. Je m’y attendais, et pour tout te dire j’ai voulu laisser couler. Il avait raison sur un point, il avait fait son temps. Ceux qui sont incapables de s’adapter aux nouvelles règles du jeu sont à la traîne, et les enjeux sont trop grands pour se le permettre. Mais ça ne t’as pas suffit, il a fallu que tu te mette en tête d’assassiner ta propre mère, la femme qui t’a mis au monde. Tu savais que deux des treize détectives que tu as recruté ont mis au jour le Nouvel Architecte ? L’un n’a pas eu le temps de réaliser l’ampleur de sa découverte, tandis que l’autre a réussi à nous rejoindre. C’est lui que tu peux remercier pour ma présence ici ce soir.”

Elle soupira devant l’air ahuri de son fils, puis se dirigea vers la sortie.

“Je vais visiter un peu tes installations. Winston, je vous laisse vous charger du reste. Mon fils n’est pas du genre à se suicider, faites en sortes que cela ait l’air d’un accident. Un animal sauvage par exemple, ou un défaut de conception de cette hideuse cabane. Soyez imaginatif.”



Notes de l'auteur : La réelle inspiration derrière cette histoire est un monde nouvellement créé où les personnes les plus riche du monde s'ennuient tellement qu'elles s'adonnent à un jeu meurtrier et s'envoient des assassins. Ce qui m'a inspiré est le jeu Hitman 3... indirectement. Je n'ai jamais joué à aucun jeu de la licence et je n'ai pas la moindre idée de l'histoire, mais l'aperçu que m'a donné cette cover par The Stupendium m'a tout de suite donné cette idée. Malgré mon affection pour cette technologie remarquable, notamment quand il s'agit d'illustrer mes articles, j'essaie d'éviter d'utiliser des illustrations générées par intelligence artificielle comme inspiration pour mes contes. L'idée est également de mettre en lumière des artistes traditionnels qui ont mis une part de leur âme dans leurs travaux. J'imagine que je devais être particulièrement impatient d'écrire cette histoire pour ne pas remarquer que cette illustration a été générée par MidJourney. Tant pis pour cette fois, mais il me faudra être plus vigilant à l'avenir.
⤧  Conte suivant Six Trouilles ⤧  Conte précédent Général Coin