Atlantis
Inspiration : “slum” par YF-CG
La douce berceuse qui frappe à sa fenêtre réveille doucement Sayaka. Le panneau partiellement détaché frappe contre la vitre à intervalles réguliers, porté par le vent. La semaine dernière, elle a dû renforcer le verre avec une planche de bois, après les premières fissures. C’est la fin de l’automne, et elle ne veux pas le passer avec une fenêtre brisée. Elle préférerait réparer le panneau directement, mais elle est trop petite pour atteindre le toit et le vieux concierge acariâtre refuse de l’aider. Il lui a dit quatre fois qu’il allait bientôt s’en occuper. Quatre, c’est la limite de Sayaka. Elle ne lui demandera plus, elle réglera le problème toute seule. D’une manière ou d’une autre.
Par réflexe, elle attrape sa tablette et appuie sur le bouton de mise en marche. L’écran reste invariablement noir, peu importe la pression qu’elle met dans son doigt. L’électricité n’est toujours pas revenue. Elle doute qu’elle reviendra un jour dans cet appartement. C’est en partie de sa faute, elle le sait. Elle ne paie plus les factures depuis combien, sept mois ? Pas par mauvais esprit, mais où est-ce qu’elle trouverait l’argent ?
En tâtant son lit à l’aveugle elle ne trouve pas la forme familière de son téléphone, alors elle dégage sa couverture en frissonnant. Il ne fait pas encore trop froid, mais l’hiver vient et ça se sent. Elle devrait sans doute mettre autre chose qu’un short de pyjama et son débardeur qui commence à la serrer à plusieurs endroits. Sa garde robe est hélas trop restreinte pour lui offrir une collection d’hiver. A choisir, elle préfère arrêter de grandir.
Le salon est encore plus froid malgré son absence de fenêtre vers l’extérieur. Tout le corps de Sayaka est parcouru de tremblements, et l’humidité omniprésente dans la pièce ne fait rien pour arrêter les choses. Elle jette un regard mauvais à la fuite dans le mur derrière la télé froide. La flaque s’est un peu plus étendue dans la nuit. Il tombe plus d’eau de son plafond que le sol n’est capable d’en absorber, ou alors le voisin d’en dessous est parvenu à endiguer la fuite. Tant mieux pour lui, mais ça ne tiendra pas longtemps. Elle-même avait vidé plusieurs seaux avant d’abandonner.
Elle se blottit dans le coin opposé, contre le mur nu. C’est là que passe la conduite de la chaudière de l’immeuble, celle qui n’alimente plus son appartement. Ce n’est pas suffisant pour réchauffer la pièce, mais le dégagement de chaleur traverse le mur et lui donne de quoi combattre ses frissons, au moins pour un temps. Elle sent un rectangle métallique et glacé sous ses fesses en s’asseyant. C’est là qu’elle a oublié son téléphone hier, tout s’explique ! Ses écouteurs sont enroulés autour et branchés.
Elle s’en saisit, détache les écouteurs et regarde en priorité la batterie. Pourvu qu’il n’ait pas joué de musique toute la nuit ! 65%. Il s’épuise de plus en plus vite, mais il pourra tenir deux ou trois jours encore. Du moins c’est ce que Sayaka espère. Elle parvient à le recharger dans les lieux publiques comme les bibliothèques ou les gares, mais les gardiens commencent à la regarder d’un air mauvais. Et la dernière chose qu’elle veut, c’est devoir expliquer pourquoi elle siphonne l’électricité des bâtiments publics.
Elle active néanmoins la connexion wifi. Son voisin avait eu la gentillesse de jeter le carton sur lequel le mot de passe de sa box internet était écrit sans même le changer, ç’aurait été une offense que de ne pas profiter de ce geste de bienveillance désintéressée. Jenk’ et Arlène se sont couchés tard, ils se sont envoyés des GIFs jusqu’à 2h du matin. Et il est… 9h. Peu de chance qu’ils soient réveillés, mais Sayaka envoie tout de même son message.
« Say : Pas cours ajd. RDV au squat. »
Oh, ils ont cours, officiellement. C’est mardi, et pas de jour férié à l’horizon. Mais elle n’a pas envie d’y aller. Non pas que ça lui arrive d’avoir envie, à elle ou à ses deux amis. Les profs ont probablement oublié leurs visages depuis le temps. Le squat est leur base secrète, un endroit où personne d’autre ne va et où ils se réfugient pour passer le temps à faire des choses bien plus productives que de rester dans une salle surchauffée à écouter un adulte parler. Des choses bien plus interdites, aussi.
Elle se change rapidement, pour laisser le moins de prise au froid sur sa peau. Une chemise à manche courte, une veste de laine et une jupe bardée de chaîne. Pas le meilleur équipement anti-froid, mais sa seule tenue longue est encore en train de sécher de la veille. Elle fera avec. Heureusement, il lui reste deux paires de chaussettes longues qui remontent jusqu’au dessus du genou et des gants de cuir.
Elle sort à peine de sa phase gothique, et l’esthétique a encore de l’attrait pour elle, si ce n’est qu’il est très peu pratique. Pour compléter son apparence, elle attache la fausse mèche magenta dans ses cheveux noirs coupés courts et attrape son noir à lèvres. Elle a beau tourner la vis avec insistance, rien ne sort. Elle regarde à l’intérieur avec appréhension, et sa plus grand crainte devient réalité : le pigment est épuisé, il n’en reste que quelques traces dans le cadre de métal tâché de rouille.
Tant pis, elle ne pourra pas compléter le look. En fait, c’est peut-être mieux comme ça. Elle déteste quand il termine dans sa bouche, et il y a de grandes chances pour que ça arrive aujourd’hui encore si elle en met. A la place, elle s’empare de son parapluie, enfile ses chaussures et s’aventure hors de chez elle. Elle a perdu le porte-clef il y a deux mois, mais ça ne l’inquiète pas. Il n’y a rien à voler dans l’appartement, et les cambrioleurs ne s’intéressent pas à ce genre d’immeuble de toute façon.
La jeune fille prend la porte qui mène au toit de l’immeuble voisin. L’escalier de son bâtiment est condamné sous le premier étage, à cause de l’inondation. L’autre possède un accès direct au métro, vestige d’une époque bien différente. Sayaka est immédiatement accueillie par la pluie battante qui tombe sur la ville sans discontinuer depuis bientôt quatre mois. Son téléphone vibre dans la poche de sa jupe. Si elle doit lire un message, autant le faire tant qu’elle est encore abritée que sous la trombe.
C’est Jenk’ qui lui a répondu.
« Jenk : lol ok »
Bon, ce n’était peut-être pas la peine de s’arrêter pour le lire, finalement. Elle range le téléphone et relève la tête. Elle baigne dans la lumière verdâtre projetée par le néon au dessus de la porte, protégée de la pluie par une plaque de tôle qui dépasse du toit. Devant elle, le mur d’eau impénétrable lui dissimule le monde extérieur. Ça fait des mois que la nuit est permanente ici. Depuis le début de l’averse.
Devant elle, Sayaka discerne des bouts de tissus étendus qui flottent dans le vent, éclairés par la lumière jaunissante des néons dont les interrupteurs sont devenus inaccessibles. Ces vêtements étaient étendus pour sécher, au début de la pluie. Leur propriétaire les a laissé là en se disant que c’était trop tard pour cette fois, et qu’il suffisait d’attendre la fin de l’averse. Au bout de semaines de tempête, le tissu était lacéré et trop érodé pour être porté à nouveau, alors tout a été laissé sur place. Abandonné.
Ce phénomène s’est répété un peu partout, sur les toits de la ville basse, là où les gens n’ont pas de quoi se payer un sèche linge. Les étendoirs se détachent des constructions dans la pluie, leur silhouette culminant comme d’angoissants squelettes dansant sous une météo de fin du monde. Plus grand monde n’y prête la moindre attention, mais les mouvements erratiques des habits boursoufflés d’humidité font encore sursauter Sayaka de temps en temps.
Le néon vert clignote. D’ici quelque jour, il va s’éteindre et rejoindre la kyrielle de portes sombres qui signalent les immeubles qui ne sont plus entretenus. C’est peut-être ce qu’il faut à ce paresseux de concierge pour qu’il daigne enfin faire les réparations tant attendues. Si tant est qu’il lui reste un brin d’amour-propre.
Un chat surgit de l’ombre en miaulant désespérément. Sa fourrure gorgée d’eau traîne au sol, il boîte comme si elle était trop lourde pour qu’il puisse marche avec son habituelle dignité féline. Sayaka le caresse une fois avant de retirer sa main aussi mouillée que si elle l’avait trempé dans une mare. Elle ouvrit la porte au pauvre animal qui disparut à l’intérieur en laissant derrière lui une traînée sombre.
Sayaka inspire une dernière fois et s’enfonce dans la tempête. Aussitôt, son monde se fond dans un tonnerre qui frappe son parapluie sans relâche. Elle ne reste pas sèche longtemps. Si les hallebardes aqueuses qui tombent du ciel étaient incapable de percer son toit, elles s’écrasent sur le sol tout autour d’elle et éclaboussent en des milliers de gouttes qui ont tôt fait de submerger ses chaussures. Elle est à peine sortie qu’elle marche déjà dans une piscine collante. Elle ne supportera pas ça longtemps. Il lui faut des bottes, quitte à les voler au premier venu.
Malheureusement il n’y en a aucune en vue. Elle balaie ce qu’elle voit du toit sans succès. Les lumières de la ville attirent son attention. C’est un spectacle dont elle ne se lasse pas, les gratte-ciels hauts comme des montagnes illuminés de milles feux par des néons brillant bien plus que ceux dont elle est entourée. Ils lui font l’effet d’une constellation d’étoiles lointaines et inaccessibles. Une constellation toujours en mouvement, dont les astres s’éteignent et s’allument au gré de la vie d’individus dont elle ne peut même pas rêver de respirer le même air.
Une nuée d’oiseaux s’envole d’un arbre qui n’a pas encore perdu toutes ses feuilles. La pluie les alourdit et rend leur vol inégal. Certains chutent et retrouvent leurs équilibres quelques mètres plus bas. D’autre ne le retrouvent jamais. Sayaka se demande pourquoi ils restent dans ce tombeau où même le couvercle se referme. Contrairement à elle, ils sont libres d’aller où bon leur semble, et la tempête les affecte encore plus. Elle les regarde disparaître derrière une grue, dépitée par leur obstination.
Il est temps d’y aller. Elle saute par dessus la barrière et atterrit deux mètres plus bas dans la cage d’escalier, en faisant de grands efforts pour conserver son parapluie à la verticale. L’épaisse moquette gorgée d’eau amortit sa chute. Elle n’a qu’à plier les genoux pour laisser le choc se dissiper. Le reste de l’escalier est glissant, mais elle a l’habitude. Elle croise deux hommes vêtus de longs manteaux noirs et coiffés de chapeaux qui ploient sous la pluie. Ils ne lui adressent pas plus d’un reniflement dédaigneux lorsqu’elle tente de faire passer son parapluie par dessus leur tête pour ne pas les cogner.
Elle replie son parapluie avant de pénétrer dans le souterrain qui mène au métro. Les habitants sont nombreux à passer sous terre pour se déplacer, la plupart des routes étant impraticables. Personne ne sait combien de temps ils pourront tenir avant d’être submergé, mais en attendant ils sont très emprunté. Une ville parallèle s’y est même installée, la plupart des marchands ambulants ayant déplacé leurs étals de la surface sur les quais encombrés ou dans les couloirs qui connectent les différents quartiers.
Même dans ces conditions, l’accès aux trains encore en circulation est payant. Les tourniquets n’ont jamais su arrêter Sayaka, ce n’est pas ce jour qu’ils vont commencer. La plupart des fraudeurs sautent par dessus, mais c’est trop haut pour elle. Au contraire, elle tire avantage de sa petite taille pour se faufiler entre les barres, ce qui a l’avantage de ne pas attirer l’attention. Les gens ont pris l’habitude de ne pas prêter beaucoup d’attention aux autres, ce qui lui convient tout à fait.
Son objectif se trouve à l’autre bout de la ville. De son trio d’amis, c’est elle qui est la plus éloignée, elle n’a pas de temps à perdre si elle veut arriver là bas avant eux. Ça ne semble pas être l’avis du train qui s’éloigne alors qu’elle débarque sur le quai vidé de toute vie en dehors des vendeurs à la sauvette. Elle devine sur le panneau d’affichage aux diodes manquantes que le suivant ne sera pas là avant dix minutes.
Dix minutes, c’est presque le temps qu’il lui faut pour rejoindre la station suivante en passant par le tunnel. Elle considère sérieusement la question, les yeux plissés, avant de se raviser. Elle soulève une piscine à chaque pas et ses chaussettes s’attachent à ses mollets comme du slime. Elle effectue volontairement des petit pas qui lui demandent de moins déplacer son pied dans sa chaussure, jamais elle n’aura sa vitesse habituelle.
Le métro arrive après dix pénibles minutes où il lui a fallu repousser deux vendeurs de street food et quelqu’un qui lui proposait une drogue qui brillait trop à son goût. Elle ne fume que de l’herbe, et encore, quand elle arrive à s’en procurer. La dépendance qu’induisent la plupart des drogues synthétiques l’inquiète, surtout compte tenu de sa situation. Elle serait une proie trop facile si elle succombait. Le gars s’était montré insistant, jusqu’à ce qu’elle menace de le signaler au groupe de contrôleurs qui venait de débarquer sur le quai. Après ça, il avait détalé sans demander son reste.
Son bluff a marché, mais la présence des contrôleurs ne l’enchante pas non plus. C’était si rare, et il a fallu que ça tombe sur elle. La jeune fille ramasse un ticket tombé au sol en espérant qu’il ferait illusion le temps qu’il lui faudra pour s’enfuir ou trouver une explication. Elle envisage un moment d’attendre le train suivant, mais ce n’est pas non plus une solution. Les limiers se séparent en deux groupes, et l’un d’entre eux interpelle les voyageurs sur le quai. Sa seule option et de se glisser dans la voiture de tête et prier pour pouvoir sortir avant que vienne son tour.
Elle est presque vide, comme c’est souvent le cas des voitures à l’extrémité des lignes. Plus il faut marcher pour quitter le quai, moins les gens sont enclin à faire cet effort. Même si ça implique des compartiments congestionnés et d’autres où il est possible de compter les passagers sur les doigts des mains. Et ça l’arrange. Dans sa voiture, il n’y a que cinq autres personnes : une vieille dame tremblant sur sa canne; un garçon encore plus jeune qu’elle qui se tient aux lanières de son sac à dos comme si sa vie en dépendait; une femme chiquement vêtue d’un tailleur qui se dispute au téléphone; et deux hommes encapuchonnés alternant murmures et rires gras.
Pour tromper l’angoisse, Sayaka rouvre son téléphone. Plusieurs messages d’Arlène et de Jenk’ sur leur conversation de groupe. Ils sont réveillés, finalement. Elle commence à lire les messages qu’elle a manqué. Arlène sera aussi au rendez-vous, mais un peu en retard comme ses parents insistent pour l’accompagner sur un bout du chemin vers l’école. Elle s’est à peine connectée que les messages s’accumulent à vitesse éclair. Elle a 50 messages à rattraper, puis 60, et soudain Jenk’ lance un appel de groupe.
Qu’est-ce qu’il veut, à tant insister ? Elle refuse l’appel mais va jusqu’à la fin de la conversation, poussée par la curiosité.
« Jenk : Say, tu va bien ?
Jenk : Hé ho ?
Jenk : Je te vois co
Jenk : Répond stp
Jenk : Stp
Jenk : Stp»
Elle a clairement loupé quelques choses. Elle répond avec un simple «?» avant de remonter la conversation pour voir ce qui a déclenché une telle panique chez le flegmatique de la bande.
« Arle : Mieux vaut pas prendre le métro ajd, parait que l’eau commence à fissurer le sol
Jenk : lol pa cool
Jenk : le squat est doomed dukou?
Arle : Pas sûre, vu que c’est sous une tour centrale il va ptet tenir. Ca dépend de si on peut renforcer la porte.
Arle : Ok non c’est mort. Ligne G sous l’eau, tout le tunnel est effondré. Mes parents veulent pas que je sorte, et de toute façon on aura jamais le temps.
Jenk : rip lol
Jenk : on fait quoi dukou @Say ? T pa deja dans le metro?»
Eh merde. Tout l’angoisse liée à l’approche des contrôleurs s’est envolée, remplacée par la pure terreur de la noyade. Sayaka n’est pas la seule à la ressentir. L’appel de la femme en tailleur s’est terminé et elle est maintenant pâle comme un linge, à regarder dans toutes les directions et lancer autant d’appels à l’aide silencieux. C’est comme si elles pouvaient entendre le plafond du tunnel se craqueler et l’eau se déverser dans le boyau étroit pour les enterrer. Les autres occupants de la voiture n’ont rien remarqué. C’est un jour comme les autres pour eux. Sayaka pianote frénétiquement sa réponse sur le clavier virtuel avant de ranger son téléphone.
« Say : Ds metro. V sortir. Aled. »
Elle ne peut pas arrêter le train en plein milieu du tunnel. Si elle ne trouve pas un tunnel connecté à la surface, tout le monde est perdu. Mais elle ne sait pas s’ils auront le temps de parvenir jusqu’à la prochaine station avant que le tunnel ne s’effondre. La panique est en train de s’emparer de la deuxième voiture, bien plus peuplée, où les gens se bousculent et se crient dessus.
Sayaka se leva et se campa devant la porte, se préparant à se jeter dehors dès que le train s’approchera du quai. Après une angoissante éternité, la lumière familière de la station apparut au bout du tunnel, au même moment où un craquement sinistre déchirait le plafond au-dessus de sa tête.