Une silhouette solitaire escalade péniblement le flanc de l’inselberg. Grande et hâve, chaque pas semble plus pénible que le précédent. L’individu s’arrête un instant pour jeter un regard en arrière. Il vient de gravir des centaines de marches, et autant l’attendent jusqu’au sommet. Un souffle de vent emporte la poussière accumulée sur la pierre gravée dans le vaste désert qui s’étend au pied de la formation rocheuse.

Il n’y a que du sable à perte de vue. Le relief de dunes n’est perturbé que par l’occasionnel yardang qui s’élevait vers le ciel comme la dent d’une créature titanesque qui chercherait à avaler le désert. Des tourbillons de sable et de poussière surgissent ça et là, formés par un sursaut de vent qui a tôt fait de s’épuiser. En regardant bien, le paysage semble figé dans cette forme bosselée et irrégulière.

Pourtant, en s’éloignant un peu pour apprécier le spectacle dans son intégralité, un mouvement délicat se dessine. Les dunes se déplacent, lentement, à des vitesses différentes. Rien de quantifiable, mais le plus distrait des observateurs peut ressentir le souffle qui anime l’étendue aride. Le paysage se déforme imperceptiblement, au gré de forces invisibles qui n’épargnent que les formations émergées. Même elles finiront par céder et rejoindre le mouvement, vaincues par les assauts répétés de la déflation.

Seules les plus impressionnantes structures parviennent à conserver leur majesté. Résistant contre vents et marées, elles forment des havres de vie où les plus robustes des plantes survivent, dans un climat qui ne connaît que chaleur et aridité. La terre est ocre et morne, monotonie seulement brisée par des aplats de mousses pas entièrement fanées et des cactus se découpant dans l’ombre uniforme de leurs fondations.

L’individu reprend son ascension. Son ombre projetée contre la paroi se fond dans sa silhouette. Vêtu d’un costume noir dépourvu du moindre grain de sable, son chapeau à large bords dissimule son visage. Le sang qui dégouline de ses épaules se déploie sur son dos comme une écharpe carmin. Pas le sien, ou très peu. Il n’est pas humain non plus, même si des fragments de ses semblables s’y mêlent. Il provient du désert.

L’étendue sablonneuse recèle plus qu’elle ne révèle. C’est évident pour quiconque avec un peu de jugeote. En hauteur, les minuscules déplacements de sable sont impossible à percevoir, mais ils sont là, constamment. Nulle force élémentaire à l’œuvre cette fois, ce n’est rien d’autre que les créatures qui font du sable leur repaire. Tapies sous la surface de la mer grenue, elles guettent leurs proies, ou se chassent mutuellement. Il n’y a plus grand chose pour elles là-dessus, elles s’en sont assuré.

Il revient seul, une fois de plus. Ils étaient sept à partir au matin. Trois jeunes hommes et trois jeunes femmes, animés par le sens du devoir et l’admiration. Il a tenté de les dissuader, comme les autres avant eux. Peine perdue, eux qui avaient toute la vie devant eux étaient résolus comme s’ils n’avaient plus rien à perdre. Rien d’autre que leur vie. Chaque fois qu’il remonte, il teinte un peu plus les marches rougeoyantes du sang de ceux qui ont fait l’erreur de croire en lui.

Les rayons du soleil frappent la façade de l’inselberg sans répit. Le sang sèche et tourne pourpre sitôt qu’il touche le sol. Celui sur son dos, en revanche, ne se tarit pas. Comme s’il débordait de sa peau, un trop-plein de vie qu’il ne peut retenir, un poids qu’il doit assumer à la place de ceux qui ne le peuvent plus.

Ce n’est que lorsqu’il s’approche du sommet qu’enfin le flot se résorbe. Son écharpe sanguinolente s’effiloche jusqu’à se réduire à ses épaules. L’astre infernal fait ensuite son effet, et c’est bientôt une croûte coagulée qu’il porte comme des épaulières. Il secoue une épaule, et la décoration macabre se craquelle et tombe en miettes vers le vide à côté duquel il se tient.

Les premiers bâtiments sont enfin en vue. Cette escalade l’a épuisé. Les habitations sont crues, faites de terre cuite coiffée d’ardoise. Cubiques, sans la moindre fantaisie, parées de petites fenêtres destinées à diminuer l’ardeur solaire tout en illuminant l’intérieur. Tout ici était fonctionnel, pensé pour durer le plus longtemps possible sans entretien. Quelques vestiges d’une époque ancienne et oubliée subsistent. Des murs de brique, à moitié confondus dans la roche, le puits au centre du village.

Et bien sûr les milliers de marches qui permettent de monter jusque là. La déflation et un peu d’érosion les a rendues irrégulières, mais elles étaient auparavant taillées avec la précision de l’artisan, d’une technique perdue depuis longtemps. Dans ces temps anciens, l’humain se complaisait à la poursuite de vacuité, explorant l’inutile et appelant ça art. Aujourd’hui, il ne cherche qu’à aller plus haut. Toujours plus proche du ciel, plus loin de la mer de sable qui pourtant gagne du terrain chaque année.

Une clameur attend l’individu à l’entrée du village. Des enfants, des parents, des anciens et d’autres chasseurs, comme lui. Tous l’observent avec l’angoisse de l’attente. Il hoche la tête favorablement, et leur joie explose. Les vautours perchés sur les toits s’envolent, gênés par cette soudaine effusion de joie. Il traverse la foule en délire, ignorant les tapes fraternelles dans le dos et les félicitations. Il remarque la douzaine de personnes qui ne se joignent pas aux festivités. Des familles qui gardent le regard fixé derrière lui, dans le vain espoir de voir d’autres silhouettes surgir derrière le tournant. Leur attente ne sera pas récompensée, peu importe sa durée. Il remonte toujours seul.

Un groupe d’hommes entre deux âges se précipitent dans les escaliers, munis d’un attirail de boucher impressionnant. Un autre, composé de jeunes, les suit en faisant descendre les marches à leur charrette améliorée avec prudence. S’il revient seul, ce n’est jamais bredouille. Les autres chasseurs l’envient pour ça. Il ne se sert pas de leurs chars à voiles capables de parcourir des kilomètres en une heure. Il s’aventure à pieds dans les dunes, de sa démarche traînante, mais n’échoue jamais à sa tâche.

Il se retire dans la maison qui lui a été attribuée. A son arrivée, elle était vide depuis plusieurs années, comme bien d’autres dans le village. L’inselberg n’est pas grand, mais la surface est trop grande pour que chaque habitation soit peuplée. Certaines servent d’entrepôts, mais là encore les possessions des habitants ne suffisent pas à tout occuper. Alors une quinzaine de bâtiments prennent la poussière, espérant qu’un jour ils seront à nouveau peuplés.

L’aménagement y est austère mais il lui convient. Il possède un lit, une chaise et une table de bois qui doit rester appuyée contre le mur pour équilibrer son pied manquant. Il n’y a pas de rangements, mais toutes ses affaires sont contenues dans la mallette qu’il ne lâche jamais. Le village tient l’individu en haute estime, ce n’est toutefois pas une raison pour lui faire un traitement de faveur. En premier lieu car ça leur est impossible, mais aussi car c’est ce qu’il a demandé.

Il longe le puits pour rejoindre sa maison. Le vestige le plus important de la civilisation précédente, il est creusé au cœur de la roche et descend jusqu’aux profondeurs de la terre, sous la mer de sable. Tout en bas, une poche d’eau qui semble infinie abreuve le village depuis des générations et les a sauvé à de nombreuses reprises lorsque la rosée matinale n’était pas parvenue à remplir les réserves. Un enfant lui tend un gobelet difforme où l’eau se mêle à la terre mal cuite. Le grand homme s’en saisit et le vide tout de même d’une gorgée avant de remettre le contenant dans la main du gamin ravi.


Le soir arrive rapidement. Les premières tranches de viandes sont arrivées tard dans l’après-midi, remontées par des jeunes épuisés de leur ascension comme lui l’était plus tôt. En bas, les hommes sont toujours en train de dépecer la bête, et ils seront au travail jusqu’au petit matin. Malgré la lueur du crépuscule encore brillante, des dizaines de brasero prennent déjà le relai. Les enfants jouent à se poursuivre tandis que les plus âgés aident les adultes à installer les quelques tables. L’absence de jeunes adultes est flagrante, dans cette communauté amputée de toute une génération. Et il n’y est pas étranger, bien sûr.

La femme qui dirige le village d’une poigne aussi forte que sa voix prend la parole pour occuper les villageois en attendant que la viande ne soit préparée.

« Nous l’avons accueilli alors qu’il errait dans le désert à la recherche d’un foyer. Il nous a maintes fois retourné la faveur en étant le plus grand chasseur que notre communauté n’a jamais abrité ! Approchez et venez entendre le conte de la grande chasse, qui a coûté la vie à six d’entre nous pour permettre aux autres de survivre à ce désert hostile. »

Ils l’acclament. L’individu en costume noir s’avance sur l’estrade branlante et observe son audience. Des enfants, principalement. La plupart des adultes est encore occupée, mais l’écoute d’une oreille attentive. C’est un rituel, il ne peut pas y couper. En respirant lentement pour évacuer son stress, il se lance.

« Nous sommes parti à l’aube, au moment où les jeunes enfants dorment encore. Il est nécessaire pour les chasseurs de se lever avant les proies. Je n’utilise pas les chars à voile, contrairement à vos parents. J’ai mes propres méthodes. Nous étions 7, et bien que vos frères et sœurs n’étaient pas familiers avec le monde extérieur, ils ont pris leur courage à deux mains et m’ont suivi dans le vaste désert.

Marcher dans le désert est bien plus fatiguant que sur la roche que vous connaissez. Le sable s’infiltre partout, il ralentit la marche et, pire que tout, il est traître. Des dunes peuvent paraître solides mais s’effondre au premier pas, piégeant l’inconscient sous des tonnes des sables et l’étouffant lentement, ou bien elle dissimule une araignée des sables qui vous dévore en moins de temps qu’il ne faut pour le dire ! C’est pour ça que vous devez écouter les plus âgés et ne pas vous aventurer sur le sable par vous mêmes. Il faut l’œil d’un chasseur pour repérer les dangers.

Chaque chasse est une nouvelle aventure. On ne sait pas sur quoi on va tomber. Ou ce qui va nous tomber dessus. Les créatures qui vivent au-delà sont nombreuses et diverses. Les araignées sont les moins dangereuses, car elles se déplacent peu. Scorpions géants, djinns qui se déplacent dans des tempêtes de sable, sabluns qui vivent sous la surface et s’y déplacent comme les vautours dans le ciel… On raconte aussi des histoires de vers si gargantuesques qu’ils peuvent avaler des îlots de roches entiers et que tout le sable du désert est aspiré lorsqu’ils font surface. Je n’en ai jamais vu, bien sûr, sinon je ne serais pas là pour en parler. Mais vous voyez les yardangs qui pointent vers l’Est ? Certains disent qu’il s’agit des crocs du plus grand d’entre eux, qui s’est retrouvé figé par la lumière du soleil en tentant de le dévorer. D’autres histoires encore parlent de créature qui prennent la forme d’humains pour envahir les villages et les dévorer tout cru une fois la nuit tombée !

Cette fois, c’était un sablun, mais il était bien plus grand que la moyenne. C’est Terena qui a remarqué en premier son aileron qui pointait vers nous. Il nous avait pris en chasse, nous confondant avec d’inconscients voyageurs ! Lorsque vous affrontez un tel animal, la stratégie la plus prudente est de rejoindre l’îlot le plus proche et de le forcer à faire surface. Sa carapace est plus dure que la roche, pour ne pas se faire déchirer par les grains minéraux dans lesquels il évolue. Aussi, ils sont aveugles mais conservent des yeux mous, qui sont leur point faible. Quand la lumière du soleil frappe sa carapace, le sablun ouvre ses paupières par réflexe, quand bien même il ne peut rien distinguer d’autre que des taches lumineuses. C’est à ce moment là qu’il faut frapper, avec harpons lancés assez fort pour lui transpercer le cerveau.

Mais là, nous étions en pleine mer, sans la moindre surface de roche où se réfugier. Il fallait se battre sur le territoire de la bête, et selon ses termes. Dans ce cas là, frapper les yeux ne suffit généralement pas: les lancers depuis le sable manquent de force et ne peuvent que blesser, pas tuer. Alors, il faut un chasseur assez brave pour se jeter dans la gueule du monstre et le transpercer de l’intérieur.

Je voulais m’en occuper, mais les jeunes chasseurs tenaient à démontrer leurs techniques et leur coordination. Je leur ai laissé une chance de me prouver ce qu’ils valaient. Ce fut une erreur que je regrette encore. J’ai moi-même sous-estimé la taille du sablun. Son aileron indiquait un juvénile, qui n’aurait pas été une prise faramineuse mais suffisante pour quelques jours. En fait de cela, il était gigantesque.

La bataille fut âpre, je peux vous l’affirmer. Les chasseurs qui m’accompagnaient furent braves, et me permirent de délivrer le coup décisif. Kud, Reginal et Sere périrent dans la gueule de notre proie et prédateur. il parvint à prendre en traître Kare et Lin, qui disparurent sous la surface, hors de portée. Terena a été sonnée par un coup de queue particulièrement vicieux qui la fit valdinguer au loin. Tout cela s’est passé si vite qu’il était difficile même pour moi de suivre ce qu’il s’est passé.

Mais malgré tout cela, leur sacrifice héroïque n’aura pas été vain, car j’ai pu ramener le cadavre de la terrible créature qui nous repaîtra pour plusieurs semaines au moins ! Le retour fut pénible mais par chance, je n’ai pas été attaqué. Sans doute la présence du prédateur que je tirais derrière moi a dissuadé les plus téméraires de me prendre en chasse. Je m’excuse profondément auprès des mères et des pères de ne pas avoir été en mesure de vous ramenez vos enfants en vie. »

Sa prière rituelle est interrompue brutalement par un vacarme à l’entrée du village. Un mélange d’incompréhension et de protestations. L’individu jette un œil inquisiteur qui se fronça lorsqu’il voit la silhouette de Terena se dégager de l’étreinte de ses parents pour se diriger vers lui. Elle avait mauvaise mine, le visage tuméfié et ensanglanté. Il lui manque la moitié du bras gauche, qui saigne abondamment malgré le garrot de fortune. Ses vêtements sont déchirés, laissant apparaître d’autres blessures profondes.

C’est un miracle qu’elle ait été capable de rejoindre l’inselberg à pied dans cet état. Elle avait subi l’attaque d’une autre créature des sables, c’est évident. Mais en lieu et place de soulagement, son visage n’exprime qu’un mélange de peur et de colère. Sa mâchoire disloquée l’empêche d’articuler proprement, mais son doigt accusateur laisse peu de doute sur le sens général de son message. Elle n’en a plus pour longtemps, et tous le savent, alors les gens rassemblés autour d’elle se taisent pour la laisser s’exprimer tandis que d’autres éloignent les enfants curieux.

L’individu réajuste son chapeau et enlève ses gants avec une grâce théâtrale.

« Vous avez été une audience remarquable, et je vous témoigne toute mon affection. Malheureusement, il est temps pour moi de tirer ma révérence sur cette charmante soirée. La jeune Terena semble quérir mon attention, je suis impatient d’entendre le récit de sa survie malvenue. »



Notes de l'auteur : Une foule d'inspiration secondaires pour celui là. Bien évidemment Dune, mais aussi le décors du Dust dans Borderlands 2 et le personnage récurrent des musiques d'E ve
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