Éclatant
Inspiration : “Confrontation” par Artem Chebokha
« On les appelle les Éclats. Il s’agit d’un phénomène que nous sommes incapables d’expliquer, ni même de dire d’où il provient. Le premier nous a été reporté il y a maintenant cinq ans, au beau milieu du Lac Taïhal. Si le nom ne vous dit rien, c’est parce qu’il a depuis été supprimé des cartes, d’internet et d’à peu près partout. Sachez que c’est un petit lac, dans le nord de l’état, qui se situe au fond d’une cuvette. Il était difficile d’accès, et peu fréquenté, même avant.
C’est un pêcheur, qui venait régulièrement passer ses week-end sur le lac, qui a rapporté le phénomène aux rangers du parc. Il a décrit ça comme ‘‘deux pyramides, une toute noire et une toute blanche, qui pointaient l’une vers l’autre dans le ciel’’. Comme vous pouvez vous en douter, les rangers ne l’ont pas cru, mais il insistait tellement qu’ils ont fini par l’accompagner jusqu’au lac. Inutile de dire que le pêcheur disait la vérité, autrement vous ne seriez pas là aujourd’hui.
Les rangers ont pris soin de documenter la scène en détail. Vous pouvez contempler la première photographie du phénomène. La pyramide noire qui descend du ciel s’étend vraisemblablement jusqu’à l’infini avant de se perdre dans les nuages, et pointe deux cent quarante-huit mètres au-dessus de la surface. Notez qu’elle a bien une base, quelque part dans les nuages. Cependant, en l’absence d’appareil capable de retrouver sa trace dans le ciel, nous avons simplement été capables d’estimer sa taille à un point quatre kilomètre.
La seconde pyramide, parfaitement symétrique, paraît blanche sur l’image. Elle paraît beaucoup moins grande, mais les éléments ultérieurs nous portent à croire qu’elle s’étend sur la même distance que la noire sous la surface du lac, puis sous terre. Les plongeurs ont confirmé qu’elle était effectivement visible sous l’eau, sans sembler perturber la vie marine. Elle s’élève jusqu’à cent quatre-vingt six mètres, laissant soixante deux mètres d’écart entre les deux apex.
Voilà pour le vraisemblable. Je vois déjà les plus malins de vous échafauder des hypothèses : diffraction lumineuse, effet d’optique, arc-en-ciel, nouvelle arme gouvernementale ? J’aimerais bien, mais nous ne développons pas ce genre de… phénomènes. C’est là que vient la partie intéressante, inexplicable, et la raison de votre présence ici. Vous avez sans doute remarqué que je vous parle de pyramides depuis tout à l’heure, alors que l’image donne nettement l’impression de triangles plats positionnés parfaitement en face de l’objectif. Je vous rassure, ce n’est pas qu’une impression. Regardez donc ces autres images.
Toutes ont capturé le même phénomène, à plusieurs endroits sur la rive du lac. Peu importe l’angle avec lequel les pyramides sont observées, elles nous paraissent de face. Ce qui implique une structure tridimensionnelle, ou bien une espèce de perturbation quantique qui fige leur représentation visuelle lorsque observées. Je ne suis pas certaine d’avoir tout compris sur ce point, les physiciens présents m’excuseront et pourront poser leurs questions extrêmement pertinentes à l’équipe de recherche. Notez là aussi que ce ne sont que des suppositions, ce qui me mène à mon second point d’incongruité.
Ces deux pyramides n’existent pas. Du moins, c’est la conclusion de toutes les observations qui ne se basent pas sur la mesure des longueurs d’ondes de la lumière du spectre visible. Il s’agit de la seule dimension et bande de fréquence dans laquelle il est possible d’attester de leur existence. Pas de son, pas de vibration, aucune existence électrique, aucune masse mesurable, le néant. Même les méthodes basées sur la lumière échouent, puisque la pyramide blanche que nous avons dénommée Yin est une émettrice de lumière et la noire, Yang, absorbe complètement le moindre photon.
Une dernière chose… non, avant dernière : les deux pyramides se rapprochent. Elles se déplacent distinctement à une vitesse parfaitement régulière, comblant le vide qui les sépare à hauteur de cinq mètres par an. Voici les dernières images, prises ce matin au même point que la première qui vous a été présentée. Voyez comme elles semblent se toucher. Ce n’est pas encore le cas, je vous rassure. Il reste encore onze mètres, donc un peu plus d’un an avant le contact. Ce qu’il se passera alors ? Impossible à dire, et c’est ce que nous cherchons à découvrir.
Mais quoi que ce soit, c’est de mauvaise augure. L’espace entre les deux apex est depuis l’année dernière le théâtre de violents évènements météorologiques, allant de la tempête d’éclairs aux explosions en passant par les incendies spontanés qui embrasent l’air lui-même. Tous ces phénomènes sont extrêmement localisés, et résultent certainement de la proximité des deux pyramides : l’une émettant de la lumière sans dégager la moindre chaleur et l’autre l’absorbant parfaitement sans se réchauffer non plus. Leur contact ne peut pas faire bon ménage.
Maintenant, la dernière information, si vous êtes encore capable de suivre. Je sais que c’est beaucoup d’informations, mais tentez de rester avec moi. Souvenez vous, j’ai mentionné plusieurs phénomènes, les Éclats. Ce terme ne définit pas les pyramides individuellement, mais l’ensemble. Partout dans le monde, des phénomènes similaires ont été recensés. Népal, Australie, Pérou, Kenya, Maroc, Islande et Sibérie. Les autres ne sont pas des pyramides comme la première apparition, mais peuvent adopter toutes sortes de formes. Le dénominateur commun est qu’il s’agit de formes parfaitement symétriques, une Yin et une Yang, se rapprochant à un rythme régulier. J’aime particulièrement l’Éclat du Népal, il s’agit de deux disques, ou plutôt des sphères, de cinq mètres de rayon flottant à dix sept mètres du sol.
Naturellement, tout a été tenté, dans le plus grand secret, pour percer le mystère des Éclats. Après les mesures, nous avons envoyé des drones munis de caméra et de senseurs avec pour mission d’aller au contact des pyramides. Le signal qui nous a atteint est resté le même tout le long du vol, jusqu’à disparaître complètement. Une fois que les drones entrèrent touchèrent les pyramides, ils passèrent au travers et nous les avons perdu corps et bien. Ils ne sont pas réapparu de l’autre côté, ce qui soutient l’idée de la structure tridimensionnelle tout en développant celle du portail vers autre part. Je ne suis personnellement pas une adoratrice de cette dernière option, mais elle plaît beaucoup au chef du département de recherche.
Toutes les tentatives suivantes se soldèrent par des échecs du même acabit. La force brute a été envisagée, et de puissantes bombes ont été larguées dans la pyramide Yang, ainsi que des missiles sol-air et air-air dans les deux. Tout comme les drones, elles ont disparu à travers l’Éclat sans provoquer la moindre explosion. Nous en sommes donc réduit à recourir à ce que l’éthique nous empêchait de faire jusque maintenant.
Ce qui m’amène joyeusement à la raison de votre présence à tous dans cette salle. Vous avez été choisis, parmi des millions de citoyens américains, pour participer à ce qui est sans aucun doute la plus grande mission d’exploration depuis la conquête spatiale et Neil Armstrong. Si vous êtes là, ce n’est pas un hasard. Vous êtes tous des spécialistes d’un domaine scientifique, militaire ou social différent. Nous ignorons tout de ce qui se cache dans ou derrière les pyramides, et pour cela nous avons besoin d’hommes et de femmes avec des connaissances les plus variées possibles.
Autant vous le dire tout de suite et sans détour : vous avez été choisis car vous êtes dispensables. Vous êtes des experts reconnus dans votre secteur, mais pas au point de représenter une grande perte si vous veniez à connaître une fin tragique. De plus, si le patriotisme ne suffit pas, sachez que la participation à cette mission est récompensée par une prime qui fera de vous des gens riches, et qui ira à votre famille si vous ne deviez pas revenir.
Votre tâche sera plutôt simple : vous serez séparés en deux groupes qui pénétreront dans les deux pyramides simultanément, par l’eau et par les airs. Six soldats accompagneront chaque groupe, ainsi que la pilote de l’hélicoptère qui entrera dans Yang. Ces braves militaires se sont déjà portés volontaires et n’attendent plus que votre signature pour se préparer. Ah, je vois qu’on a une question. Oui ?
— Et que se passe-t-il si nous refusons ?
— Ah, l’éléphant dans la pièce ! Vous avez parfaitement le droit de refuser, bien entendu. Nous sommes dans un pays libre. Cependant, comprenez bien que vous êtes désormais en possession d’informations ultra confidentielles que nous ne pouvons risquer la fuite. C’est pourquoi, en cas de refus, nous serions dans l’obligation de vous retenir ici, dans cette base, jusqu’au retour de l’expédition. Dans le cas où elle ne reviendrait malheureusement pas, votre séjour s’étendra jusqu’à ce que nous décidions de rendre publique l’existence des Éclats.
Bien sûr, je ne vous demande pas de me donner votre réponse définitive ici et maintenant, surtout après cet exposé. Vous avez une semaine pour peser le pour et le contre avant de vous décider. Pendant ce temps, vous êtes nos invités, mais vous ne pouvez bien entendu ni sortir ni avoir le moindre contact avec l’extérieur, cela me paraît évident. Bonne réflexion ! »
Une semaine plus tard, les volontaires se présentèrent à la colonel McMilan. Ils étaient au nombre de treize. Sur les trente cinq individus qu’elle avait ramené, elle espérait honnêtement plus, mais ne pouvait pas tellement leur en vouloir. Les missions suicides faisaient difficilement fureur parmi la société civile. Les groupes seraient inégaux, mais cela ne devrait pas poser de problème. En théorie. Elle leur fit enfiler une tenue intégrale similaire à ceux que portaient les astronautes lors des sorties spatiales, en moins encombrant. Il s’agissait d’un prototype militaire destiné à la confection d’une armée de soldats spatiaux, qui devraient être capable de se mouvoir avec aisance dans le vide spatial. Ils ignoraient ce qui les attendait de l’autre côté, alors mieux valait être correctement équipé.
Elle les briefa une dernière fois avant d’envoyer le premier groupe en direction du bateau, une corvette qui mouillait dans les eaux à peine assez profondes du lac. Elle voyait bien qu’ils ne l’écoutaient pas, plongés dans leurs inquiétudes, leurs calculs ou priant silencieusement tous les dieux auxquels ils pouvaient penser. Elle ne pouvait pas leur en vouloir, ils venaient basiquement de s’engager à faire un saut dans l’inconnu, sans entraînement préalable. Ils faisaient bonne figure cependant, et c’était commandable. Elle les regarda s’éloigner avant de retourner vers le groupe aérien. A la surprise générale, elle revêtit une tenue similaire avant de se diriger vers l’hélicoptère. Constatant les regards interdits de ces scientifiques et ingénieurs, elle haussa un sourcil.
« Quoi, je ne vous avais pas dit que ce serait moi, la pilote ? »
Ils bredouillèrent quelque chose et rentrèrent dans l’appareil. En plus de ses hommes, elle prenait avec elle un écologiste, une ingénieure mécanique, une historienne, deux physiciens et un biologiste moléculaire. Elle était loin de son équipe idéale, mais elle ferait avec. Ils étaient en réalité une assurance, une caution scientifique à même d’expliquer tout phénomène explicable qu’ils rencontreraient. Elle avait songé à recruter un philosophe, mais sa hiérarchie le lui avait sèchement refusé. Pour une mission de terrain, pas besoin de personnes dont la seule utilité est de penser. Elle se demandait alors pourquoi ils avaient accepté le nom du mathématicien qui avait rejoint l’équipe maritime.
L’hélicoptère décolla dans un tonnerre de pâles. Il prit de l’altitude manié d’une main experte avant de se positionner au dessus de la corvette. Le plan était de pénétrer dans les pyramides simultanément, autant que possible, afin de maximiser les chances de se retrouver au même endroit, si tant est que les espaces des deux fragments d’Éclats étaient connectés. Il leur fallut moins de cinq minutes pour atteindre le point de non-retour, trop peu pour avoir le temps de réaliser ce qu’ils étaient réellement en train de faire. La colonelle confirma sa position au capitaine du navire, et poussa doucement son levier vers l’avant. L’hélicoptère plongea dans la pyramide Yang, et entra sans heurts.
En enfer. Il n’y avait pas d’autre mot pour désigner l’endroit où ils se trouvaient. A perte de vue, tout n’était que magma en fusion. Des dizaines de nouvelles éruptions fendaient des plaques de roche flottante chaque seconde, projetant des geysers de lave enflammée à des dizaines, parfois des centaines de mètres de hauteur. Le sol était craquelé comme si un gigantesque marteau venait de s’abattre dessus. Au loin, la silhouette d’une chaîne de volcans bloquait l’horizon, projetant un rideau incandescent dans l’atmosphère couverte de cendres.
Sitôt arrivé, l’hélicoptère fit une embardée. L’air était incroyablement plus lourd et dense, chargé en éléments qui pesaient sur la carlingue et la faisait chuter sous la pression. Les pâles ralentissaient, perturbées par la friction de particules épaisses qui résistaient à la puissance pourtant respectable du moteur. L’air irrespirable de l’extérieur corrodait la coque en métal, la grignotant à vue d’œil. Mais le pire était la chaleur.
Elle était sans pareille, ayant brisé le thermomètre de bord pourtant résistant à des températures qui ne pouvaient même pas exister naturellement sur Terre. Le réservoir de carburant s’embrasa spontanément, envoyant l’appareil valser dans un tourbillon en direction d’une tranchée de magma. Il était trop tard pour espérer redresser l’hélicoptère, car les pâles s’étaient arrêtées, tordues par l’impact de pierres incandescentes qui pleuvaient du ciel comme une neige infernale.
Même si l’appareil était encore en état, cela n’aurait rien changé à son sort. Tous les occupants de l’habitacle moururent presque instantanément, la plupart du liquide de leur corps s’étant évaporé. Les plus proches du réservoir s’étaient embrasés à leur tour et consumaient leur tenue ignifugée de l’intérieur. Aucun n’avait pu ne serait-ce que conscientiser ce qui leur arrivait, les signaux nécessaires n’étant jamais parvenus à leur cerveau.
Le fleuron d’une technologie qui ne serait pas inventée avant plusieurs milliards d’années s’écrasa finalement à la surface d’une plaque de roche surchauffée. Il n’explosa même pas, se contentant de brûler tout ce qui en était capable et de fondre le reste dans une masse informe. Quelques minutes plus tard, une nouvelle éruption de lave engloutissait les derniers restes de l’expédition, les mêlant à la roche en fusion qui allait se résorber au cœur de la planète, ou bien se refroidir et former la croûte terrestre, des milliards d’années dans le futur.
Notes de l'auteur : Également inspiré partiellement par la bande dessinée Noir Horizon que je conseille !