Le couloir était proprement immense. A ciel ouvert et large de vingt mètres, ses murs s’élevaient jusqu’aux nuages, probablement au-delà. Ils étaient fait de briques parfaitement lisses de couleur pastel. Du rose, du bleu et de l’ocre se mêlaient aux façades décorées de rayons d’or. Au niveau du sol, deux rayons d’alvéoles hexagonales surplombaient une rangée de portes dont la plupart étaient fermées. Le contenu des alvéoles était impossible à voir depuis le sol, mais le sifflement qui s’en échappait laissait deviner de longs tunnels creux.

Le sol était parcouru par des lignées dorées qui rejoignaient les tracés muraux avant de partir à l’assaut des colonnes. Les ouvertures en forme de demi-hexagone étaient entourées de murs bâtis en biais parés de nombreuses jardinières. Des palmiers y étaient plantés, deux à la fois. Les bancs de pierre dressés devant chaque paire d’arbre restaient intouchés depuis leur installation. Les passants qui foulaient le couloir ne se fatiguaient pas.

Une foule diverse se pressait dans le corridor. Des individus de toutes nationalités et de toutes époques s’y croisaient, circulant sans s’adresser la parole. Certains déambulaient lentement là où d’autres marchaient d’un pas déterminé, voire couraient. On pouvait en observer certains téléphone à l’oreille, sabre au flanc ou lunettes de réalité augmentée sur le nez. Chacun était richement vêtu, adoptant la mode de pointe de leur époque.

De temps à autre, deux individus se reconnaissaient et se lançaient alors dans une longue discussion bienvenue pour tromper l’ennui. Parfois, ils faisaient un bout de chemin ensemble. D’autres, ils se séparaient sitôt rencontrés. Les demi-tours n’étaient que perte d’un temps infini dans leur quête dont peu voyaient la fin. Tous le savaient en entrant dans ce couloir : il existait une porte, une unique porte pour chaque personne présente.

Lorsque quelqu’un tombait face à sa porte, elle s’ouvrait d’elle-même et l’individu se retrouvait fortement incitée à y pénétrer. Derrière se trouvait l’achèvement d’une vie de labeur, de peines et de souffrances. C’était là que chacun trouverait les réponses à ses questions, et qu’il passerait le reste de son éternité. Il était impossible de savoir ce qui se cachait réellement derrière le panneau de bois, car l’intérieur n’était qu’un vide ténébreux pour quiconque n’était pas l’élu de cette porte.

Ainsi tous erraient dans ce couloir sans fin, aux dimensions infinies et pourtant claustrophobiques en quête de l’ultime porte à franchir. Tous ? Non, un petit groupe d’irréductibles s’étaient unis à l’encontre des circonstances et s’étaient fixé un objectif bien différent. Ils ne souhaitaient pas découvrir leurs portes, mais atteindre l’extrémité du couloir. Rien n’était réellement infini selon eux. Et puisque tout avait une fin, leur réponse serait là-bas, non dans une pièce étriquée parmi des milliards.

Akim était un guerrier celte, le premier de ses compagnons à arpenter le couloir doré. Contrairement à beaucoup, il avait débarqué en groupe, avec six autres de son clan. Ils avaient tous trouvé leurs portes, mais pas lui. Il s’était retrouvé laissé pour compte, seul dans l’immensité de l’endroit. Doté d’une curiosité sans pareil, il avait discuté avec tous ceux qu’il croisait lors de sa très longue errance, découvrant et apprenant des milliers de langages au fil du temps. Désormais, à l’exception de quelques idiomes et de l’occasionnel juron, il ne se souvenait plus de sa langue maternelle, ne trouvant plus personne avec qui la pratiquer. Il avait l’apparence d’un colosse blond de vingt ans vêtu d’une veste de fourrure et d’un pantalon de toile, et coiffé d’un casque d’acier muni d’une visière. Il ne s’était jamais séparé de son grand bouclier ovale ni de sa fidèle épée, bien qu’il n’ai jamais eu à s’en servir.

Tenshiro n’était pas réellement samouraï. En son temps, il était un seigneur féodal du clan Akamatsu lors de l’époque Sengoku. Bien qu’il portait ce titre, il était en réalité plus porté sur la poésie et les sciences que sur l’art de la guerre. Il avait mené des batailles pour préserver son domaine, mais s’était avéré être un piètre chef de guerre. Il adoptait l’apparence d’un homme japonais d’une trentaine avancée. Ses cheveux noirs étaient ramenés vers l’arrière en une queue de cheval et était vêtu d’un kimono fourmillant de détails. Versé dans la philosophie et la recherche de sens, c’était lui qui avait proposé à un Akim qui cherchait simplement à faire la conversation d’abandonner la recherche de sa porte, convaincu qu’à deux ils auraient plus de chances d’aller plus loin.

Paloma se définissait comme une rockeuse à succès variable. Guitariste dans un groupe de seconde zone, elle n’avait jamais réellement percé mais était satisfaite de sa vie. C’était en apparence une femme mure à la peau sombre et les cheveux courts, habillée dans la mode bariolée des années 80. Contrairement aux autres, elle se fichait de trouver sa porte ou le bout du chemin. Elle les avait rejoint car elle n’avait rien d’autre à faire, et qu’il était toujours plus agréable de partager l’éternité que de la vivre seule.

Yahad était le dernier arrivé dans leur petit groupe. Cet égyptien du Nouveau Caire était passionné par la linguistique et l’histoire, au point d’avoir rédigé plusieurs thèses sur le sujet. Il avait eu un parcours brillant, avant qu’un conflit avec un de ses pairs ne le force à se retirer partiellement de la vie académique. Malgré cela, son apparence était celle d’un homme un peu plus jeune que Tenshiro, portant des habits serrés en tissu synthétique. Bien qu’il n’ait rejoint leur groupe que récemment, il s’est particulièrement bien adapté, se sentant à l’aise avec des reliques vivantes de son histoire.

Ils avaient traversé le temps ensemble, marchant toujours dans la même direction, ralentis par d’éventuels demi-tours pour accompagner des gens perdus ou les fréquents arrêts d’Akim qui insistait pour discuter avec tous les frais arrivants, souvent suivi par un Yahad aux yeux brillants. Ils proposaient à chaque fois à leurs interlocuteurs de rejoindre leur quête en dehors des sentiers battus. Malgré le nombre astronomiques de rencontre, il était très rare que l’une d’elles se montre prolifique. Après tout, il avait fallu à Akim plusieurs milliers d’années pour trouver quatre compagnons réceptifs.

Les autres, dans leur immense majorité, n’était que l’ombre d’eux-mêmes. Ils suivaient la conversation d’une oreille distraite, ne répondant qu’aux questions leur étant directement adressées. Leur seul intérêt résidait dans la recherche de leur porte, tout ce qui ne les concernait pas était du bruit qui ne valait pas d’être adressé. De temps en temps, ils croisaient une âme plus vive, répondant avec entrain. Ils en profitaient alors pour lui demander des nouvelles du monde extérieur, afin de se tenir au courant quand bien même ce lieu était hors d’atteinte. Néanmoins, même celles-là refusaient de les suivre.

Ces derniers temps, l’épaisse foule qui peuplait le couloir s’éclaircissait. Ce fut difficile à discerner au début. Ils jouaient moins des coudes, se perdaient de vue plus rarement. Akim et Tenshiro ne croisèrent plus leurs contemporains. Désormais, leurs styles attiraient l’attention, ils étaient devenues des curiosités temporelles dans ce carrefour des époques, uniques représentants d’une ère définitivement révolue.

Puis il devint clair que le couloir se vidait. Les motifs du sol, longtemps dissimulés sous les milliards de pas se dessinaient distinctement entre les passants qui ne devaient plus faire le moindre effort pour éviter de se rentrer dedans. Akim interpréta cela comme leur approche de leur destination. Bien qu’aucun mur ne soit visible à l’horizon qui se perdait dans la brume, il était logique que la densité du corridor diminue aux extrémité. Paloma ne partageait pas son optimisme, mais c’était habituel pour elle.

La fin du chemin n’était toujours pas en vue. Pourtant, cela faisait des années qu’ils n’avaient croisé personne. Toutes les portes devant lesquelles ils passaient avaient été ouvertes, les chambres occupées. Ils n’étaient que quatre dans cet immensité, et cela leur pesait. Lors de leur long périple, ils avaient bien découvert les portes de Paloma et Yahad, mais ils avaient tous les deux décidés de continuer l’aventure. À présent, ils exprimaient des regrets.

Tout se ressemblait. Se pouvait-il que le couloir était en réalité circulaire, avec une courbe si légère qu’il était impossible de la ressentir ? Ils avaient commencé à marquer leur chemin un peu après l’arrivée de Yahad, mais si c’était le cas il leur faudrait encore des millénaires pour retrouver les premiers. Quoique, en l’absence de quiconque à qui parler leur progression serait sans nulle doute plus rapide.

Ainsi, ils persévérèrent dans leur quête, marchant vers une destination qu’ils n’atteindraient jamais. Le ciel s’éteignit progressivement et cessa de réchauffer leurs visages. Le froid fut fatal aux palmiers bordant le chemin. Des briques se détachaient à intervalles réguliers des immenses colonnes pour venir se désagréger en heurtant le sol. Se trouver dessous n’était pas fatal, mais terriblement douloureux, comme Tenshiro put en faire l’expérience. L’or perdit de son éclat et la lumière s’éteignit dans ses derniers reflets.

Dans le noir, ils continuèrent de marcher, sans jamais perdre espoir de se heurter un jour à un mur, mus uniquement par cette pensée qui les avait accompagné tout ce temps. Il était bien trop tard pour faire demi-tour, et les portes n’étaient même plus visibles, aussi loin dans les ténèbres.

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