Hérétique
Inspiration : “A Chord” par MuYoung Kim
Xenarium était en panique. Les satellites avaient repéré un Inquisiteur se dirigeant droit vers la mégalopole planétaire. Les défenses s’organisaient, incertaines de leurs chances de succès. Les missiles seraient trop lents pour égaliser la vitesse de leur cible, la dizaine de canons de Gauss qui protégeaient la planète seraient leur meilleur atout. Son arrivée n’était pas prévue avant trois jours, et l’attente était insoutenable. Si seulement le champ d’antimatière avait pu être achevé à temps ! Ils avaient tenté de retarder l’échéance, mais il n’était pas de ceux avec qui il était possible de négocier.
Le plus délétère pour l’administration de la ville était, en plus du marché paralysé, les millions de citoyens qui fuyaient Xenarium. Avant même d’être présent, l’Inquisiteur avait infligé une plaie dans leur économie dont le flot des pertes paraissait intarissable. S’ils survivaient, il leur faudrait des années pour se relever financièrement. Malgré cela, le conseil d’administration se refusait à partir. Ils avaient bâti cette mégalopole commerciale sur des siècles, il était hors de question qu’ils l’abandonnent au moindre aléa. Leur détermination n’était hélas pas partagée par leurs concitoyens, et leurs mots de réconfort ne suffisaient à réduire l’exode massif. Le responsable des communications qui avait été renvoyé pour avoir laissé l’information fuiter avait lui aussi quitté la planète comme le lâche qu’il avait toujours été.
L’envoyé de l’Inquisitorium arriva exactement à l’heure prévue. La batterie de défense spatiale n’avait pas réussi à le ralentir, malgré la perte de signal des cent trente-six stations. Il s’était arrêté une fois entré dans l’atmosphère et entamait à présent une lente descente dans le ciel matinal, baigné d’une clarté bleutée. Les engins d’observation se braquèrent tous sur la silhouette qui était enfin observable.
Sa silhouette était humaine, quoi que trop grande. Il culminait à 3 mètres 84, un titan parmi ceux de son espèce. Son appartenance à l’Inquisitorium ne faisait aucun doute par sa tenue, si le fait qu’il était capable de voyager à travers l’espace sans moyen de propulsion en laissait. Il revêtait la cape de nanites simili tissu qui flottait artificiellement dans la brise matinale symbole de son ordre, coiffé d’un casque lisse qui ne laissait rien paraître de son visage. Le métal poli reflétait sinistrement la haute tour de Xenarium et la ville qui se déroulait en dessous. Les outils les plus précis détectèrent l’instrument qu’il portait à son dos, le violoncelle. Ils savaient maintenant à qui ils avaient à faire, un frisson parcourut la colonne vertébrale de ceux qui en possédaient encore une. Ils avaient envoyé le Second.
L’ordre fut donné et immédiatement, l’intégralité des défenses au sol tonnèrent. Les canons de Gauss, dont un seul tir était capable de séparer un croiseur en deux, lançaient des projectiles à très haute vélocité. Suivaient les lanceurs de plasma, projetant de l’énergie pure en cloche, supportés par un tir de barrage d’armes lourdes conventionnelles. Trois salves atteignirent l’être dans les airs. La cible, bien que petite, ne se déplaçait que très lentement et faisait une cible évidente même pour le moins expérimenté des artificiers. Tous les tirs firent mouche.
Une fois les caméras perturbées par les tirs de plasma recalibrées, le conseil se pencha sur l’écran avec appréhension. L’Inquisiteur était indemne. Sa cape s’était ouverte, et elle était définitivement moins longue que quelques instants auparavant. Ils avaient libéré toute la puissance destructrice dont ils disposaient, et cela n’avait fait qu’entamer la protection de leur assaillant. Une vague de désespoir parcourut la salle. Des replis de la cape déchirées sortait une longue lame, trop longue pour être appelée épée. Puis l’Inquisiteur leva son autre bras, révélant cinq doigts décharnés et blanchâtres. Au creux de sa main un point commença à luire et à grossir. Et plus il était visible, plus sa luminosité égalait celle du soleil qui se levait derrière le destructeur. Il n’avait aucune intention de jouer avec eux et s’apprêtait à rayer la ville, sinon la planète entière des cartes cosmiques. Ils ne pouvaient plus que prier pour un miracle, un geste que beaucoup avaient oublié.
Xenarium n’était plus. Il avait accompli son devoir. Les pêcheurs avaient renié leur foi et rejeté leur Chant. Aussi il n’avait pas été envoyé pour purifier la planète, mais la purger. La cohorte de vaisseaux tentait désespérément d’échapper à l’attraction de l’anomalie gravitationnelle qui fut autrefois Xenarium. Certains y parviendraient. Ceux-ci auront été témoins d’une leçon qu’ils n’oublieraient jamais, et renoueraient avec leur Chant. La grâce de l’Inquisitorium avait été rendue, il n’avait plus rien à faire sur cette planète morte.
Les Inquisiteurs avaient autrefois été de grands hommes honorables. Forts dans la vertu comme dans le Chant, il leur avait été offert la possibilité de servir éternellement l’ordre. Leur Chant imprégnant un pantin robotique qui appliquerait la loi des Cantiques dans l’univers. Lorsque le Second Inquisiteur s’était éveillé pour la première fois, il était vierge de toute mémoire. L’âme qui était la sienne avait été accordée le repos éternel, seul son Chant subsistait. Il était une coquille vide possédant une puissance sans égale, prêt à servir l’Inquisitorium.
Nombreux étaient ceux qui perdaient leur Chant, voire le reniaient. Lorsqu’ils pouvaient être sauvés, il était envoyé purifier les incroyants, arrachant leurs mélodies de force. Dans le cas contraire, il devait les purger, comme il l’avait fait avec Xenarium. Tel était son rôle, en tant que poing des Cantiques. Il s’en acquittait sans joie ni peine, laissant dans son sillage les traces de son Chant pour inspirer les âmes égarées.
Une nouvelle requête lui parvint quelques cycles après son succès précédent. Il était rare que des incidents réclament de détacher le même Inquisiteur plusieurs fois dans la même révolution, aussi il s’étonna de ne pas pouvoir retourner à son hibernation coutumière. Cependant, sa cape de nanites s’était entièrement reformée et il était opérationnel. De plus, il ne refusait jamais un ordre communiqué par le Chant des choses.
Cela ne ressemblait pas à un ordre classique. Aucune demande, aucun détail. Seulement des coordonnées. Celles d’un sanctuaire de l’ordre, l’obélisque des choses qui relayait ce Chant aussi loin que s’étendait l’influence de l’ordre. L’obélisque l’appelait à lui pour des raisons connues des Cantiques seuls, et il répondrait. Le périple dura cent seize cycles, à peine plus que ce qu’aurait pu réaliser un croiseur à pleine puissance pour la même distance. Il était entré en sommeil à plusieurs reprises, laissant la tâche à sa cape de le protéger des poussières et obstacles sur son chemin. Chaque fois, il ne se réveillait que lorsqu’il lui était nécessaire de décider entre enfoncer l’obstacle ou le contourner. Deux transporteurs civils et un militaire furent les infortunées victimes de ces choix.
À deux reprises, les coordonnées changèrent légèrement. L’obélisque n’était pas unique, mais la réunion du Chant des trois sanctuaires de Solistar, chacun situé sur l’une des lunes. C’est donc sur Solistar III qu’il se dirigea lorsqu’il entra dans le système. Les lunes étaient dénuées de toute vie, les temples autonomes. Il ne s’attendait pas à entendre autre chose que la douce litanie du Chant des choses, mais c’est celui de la fin qui l’accueillit. Un Chant puissant, sec et glacial, dédié à la destruction. Un Chant hérétique, combattu avec force par l’ordre, dont l’expression était passible de la plus douloureuse des morts. Non seulement le Chant de la fin était-il joué dans un sanctuaire du Chant des choses, mais son pratiquant blasphématoire était particulièrement puissant.
Le Second Inquisiteur se saisit de son violoncelle et, flottant à quelques centimètres du sol flétrissant, joua son propre Chant, celui des astres. La nature était jadis luxuriante sur cette lune, à présent mourante. Sa mélodie ne parvenait qu’à limiter son déclin inexorable, et à le protéger lui-même des accords impies. En arrivant en vue du temple, il vit et entendit ce qu’il pressentait depuis qu’il avait pénétré l’atmosphère de Solistar III. Une figure était penchée sur un grand piano à queue et jouait comme dans une transe. Elle était humaine, quoi que trop grande. L’instrument ne ressemblait en rien à ceux qu’il était possible de voir dans les représentations. C’était un modèle de l’ancienne Terre, dont l’image ne subsistait que dans les plus vieilles mémoires. Sa forme était troublée, comme s’il était constitué de millions de minuscules particules qui vibraient à chaque fois que l’un des doigts décharnés se posait sur une touche. Sans même se retourner, le Premier Inquisiteur s’adressa à lui.
— Alors c’est toi qu’ils ont envoyé. Seul ?
Sa voix grésillait, comme si ces mots étaient prononcés par un synthétiseur de mauvaise qualité. Ils étaient toutefois parfaitement audibles, tranchants même. Les Inquisiteurs ne parlaient pas. Ils n’avaient pas été dotés de cette capacité. Leur Chant devait se suffire à lui-même. Mais l’ordre ne pouvait être parfait, et les nécessités du terrain dépassaient parfois les carcans imaginés par les prêtres. Le Second Inquisiteur le savait, aussi il convoqua un essaim de nanites pour rendre ses pensées audibles.
— Pourquoi joues-tu un Chant hérétique contre-nature, Premier Inquisiteur ?
— Je vois. Ce n’est pas l’ordre qui t’envoie, n’est-ce pas ? L’obélisque t’a appelé, profitant de ta sensibilité au Chant des choses. Un simple appel de détresse, auquel tu as naïvement répondu.
— Je ne suis pas là pour répondre à tes questions. Je suis la voix de l’Inquisitorium, et tu en réponds devant moi.
— Inutile de faire appel au Chant de vérité, Second Inquisiteur. Je ne compte pas mentir. J’ai douté, voilà la réponse que tu es venu chercher. Comme le Septième Inquisiteur a douté avant moi. Mon ordre était de réduire son Chant au silence. C’est lui qui a retrouvé le Chant de la fin. J’aurais pu l’éliminer comme je l’ai fait pour tant d’autres avant. Mais je suis vieux, mon Chant est celui d’un autre temps. Alors j’ai écouté. Et comme lui auparavant, comme toi bientôt, j’ai douté. Tu l’as reconnu, mais n’as-tu pas ressenti ? Le Chant de la fin est naturel, sa mélodie s’écoule sans affronter la moindre résistance. La fin, c’est l’entropie, le flot et la destination de toute chose. En le bannissant, l’ordre a voulu entrer dans un âge de stagnation. Il bride le progrès, ne le réalises-tu pas ? Combien d’inventeurs géniaux, combien de penseurs révolutionnaires ont été accusés d’avoir perdu leur Chant ? Sais-tu combien de millénaires de progrès ont été stoppés par ta lame ?
— Non.
— Le Cinquième Inquisiteur n’a pas su lutter. Le Chant de la fin est un chemin ardu, que seuls les forts peuvent emprunter. L’ordre est faible, c’est pourquoi il craint l’entropie. Tu es différent. Tu as en toi l’essence de la fin.
— Tu as le sang de deux de nos frères sur tes mains et tu prêches toujours ta vertu. Tes mots sont vides du sens qui t’as été inculqué. Au nom de l’Inquisitorium, je te retire ton rang de Premier Inquisiteur et te déclare hérétique, ennemi des Cantiques.
— Tu n’as donc rien compris. À mes yeux, tu n’es qu’un enfant qui n’a même pas contemplé la gloire de la Terre. Approche donc, si tu penses être à la hauteur de ta prétention.
Le piano avait disparu, le violoncelle était retourné dans son dos. Ils ne comparaient pas la pureté de leur Chant. C’était au tour du métal de s’exprimer. La lame démesurément grande du Second Inquisiteur affrontait les sabres jumeaux de son adversaire. Dès les premiers échanges, il fut clair que le combat n’était équilibré. Avant d’adopter le Chant de la fin, le Premier Inquisiteur était le maître du Chant du temps, qui lui offrait une vitesse et des réflexes considérables. S’il avait l’opportunité de jouer sa mélodie en entier, la victoire lui était acquise.
Le Chant des astres possédait toutefois une versatilité que peu ne lui attribuaient. Chanter les astres était une ode à la gravité elle-même, capable de déformer la fabrique du temps elle-même. Tandis que d’une main il tenait en respect les redoutables crocs avec peine, il créait des soleils miniatures de l’autre. Lui seul échappait à l’emprise terrible des étoiles qui illuminaient leur champ de bataille, soulevant des pans de roche à la lune. Le corps céleste devenait instable, menaçant de se désagréger face à la pression auquel il était soumis. Mais c’était à peine suffisant pour ralentir le Premier Inquisiteur, qui surclassait encore son adversaire malgré les milliers de tonnes le clouant au sol.
L’ancien détenait, en plus de son Chant, un éventail de techniques glanées au fil de sa longue vie. Il était tantôt serpent, tantôt tigre, passant de l’un à l’autre sans laisser de temps mort. Face à lui, le Second Inquisiteur était plutôt maladroit, habitué aux victoires faciles où il écrasait son adversaire. Malgré tout il s’adaptait à une vitesse remarquable, décelant la moindre faille dans les frappes doubles et forçant le sabreur à se renouveler continuellement.
Éventuellement, la lune se brisa. Le Premier Inquisiteur repoussait constamment l’autre, qui relâchait toujours plus d’astres miniatures comme autant de puits gravitationnels. Le cœur de Solistar III ne supporta pas d’être tiré dans tant de directions différentes. La surface s’était fragmentée en une kyrielle d’éclats qui tentaient à présent de dessiner des orbites entre les minuscules étoiles qui parsemaient l’ancienne surface lunaire. L’éclatement ne déconcentra pas les deux combattants, quand bien même le dernier sanctuaire de l’obélisque hurla son agonie.
La lutte était désormais spatiale, les fragments leur servant de plateformes pour se projeter l’un sur l’autre. Les coups n’avaient rien perdu de leur violence, mais la donne avait changé. Le Chant du temps perdait de sa superbe sans ancre gravitationnelle à laquelle se rattacher. Dès que le Premier Inquisiteur tentait de se servir de l’un des petits soleils pour définir le flot du temps, celui-ci disparaissait, laissant un grand vide à l’expansion explosive. Il perdait peu à peu pied, là où son adversaire naviguait la galaxie miniature avec aise.
Il n’aurait jamais le temps d’achever sa mélodie. Quelle ironie. Il battit rapidement en retraite, suffisamment pour se mettre hors de portée de la lame ennemie, sur l’un des derniers éclats qui n’avait pas été absorbé par les astres environnants. Il libéra son Chant et ralentit l’avancée du Second Inquisiteur, suffisamment pour lui faire entendre une dernière mélodie. Le Chant de la fin se propageait mieux sans la résistance de l’air, en cela il était bien unique. Frappant les touches de son piano comme un forcené, il avait dû convertir toutes les nanites qu’il lui restait pour former l’instrument. Il ne restait de lui qu’un buste nu coiffé d’un casque de métal lisse. Il avait presque fusionné avec son instrument et jouait, transmettant le moindre accord de ce Chant avant que la lame d’acier froid ne fende son noyau en deux.
Le Second Inquisiteur contemplait ce qui avait été Solistar III. Un champ de débris parsemé d’étoiles qui s’éteignaient une à une, atténuant la luminosité éclatante des environs. Et quelque part dans cette ruine, un corps de nanites, gisant. Il était désormais le Premier Inquisiteur, la plus haute position qu’il était possible d’atteindre dans l’Inquisitorium. Il avait fait respecter la volonté des Cantiques sans questionner son bien-fondé, une fois encore. Mais cette ultime mélodie, il l’avait écoutée. Elle s’était imprimée en lui jusque dans son propre Chant. Il repensa aux paroles de l’hérétique. Et pour la première fois, il douta.