Tu te souviens ?
Inspiration : “Monday Cloud Study” par Jocelin Carmes
Tu te souviens, dis, de ce soir-là ? On était sur la plage, rien que tous les deux. C’était la fin des vacances, et le soleil d’été se couchait à peine malgré l’heure tardive. On s’était bien défoulé, toute la journée. Nos familles étaient lessivées, mais pas nous. On en avait, de l’énergie à revendre à cette époque. Tu te rappelles de cette journée ? On avait enchaîné les attractions à un rythme effréné, ils avaient eu du mal à nous suivre. On les avait même semés plusieurs fois, ça nous faisait rire. On profitait de nos escapades à deux jusqu’à ce que mon grand frère nous attrape. Il était très fort pour nous retrouver. Peut-être parce qu’il était le plus proche de notre âge ?
Au retour, on a mangé chacun de son côté. De mon côté, c’était surtout les restes, pour ne pas garder trop de nourriture sur nous pour le retour. C’était une salade de pomme de terre, avec de la tomate trop rouge et des dés de jambons. Les adultes avaient pris des tranches de dinde du supermarché en plus, mais j’avais refusé. Je voulais en finir le plus vite possible. Tu sais encore ce que tu as mangé, dans ta caravane ?
Ça n’avait pas beaucoup d’importance, sur le moment. On s’était tous les deux éclipsés en vitesse, sous le regard amusé de nos parents respectifs. Ils devaient s’imaginer des choses. J’étais plein d’une joie déjà nostalgique quand je t’ai vu, je savais que c’était déjà la dernière fois. Le temps avait passé si vite. Un été, c’est deux mois, tu te rends compte ? Jusque-là, je ne savais pas à quel point c’était court, deux mois. Il peut se passer tant de choses et si peu à la fois, en deux mois. Tout se construit et se déconstruit en une nuit, comme les châteaux de sables qu’on avait érigé pendant toutes ces après-midis.
On avait marché longtemps. On s’est retrouvé vers vingt heures, mais on ne s’est pas posé avant vingt-deux. Je le sais parce qu’on s’est arrêté pour admirer le coucher de soleil. Avant ça, on a juste parlé de tout, de rien, pendant deux heures. Je t’ai raconté ma vie, à quel point le collège était ennuyeux, T’avais ri, puis tu m’avais fait remarquer qu’avec un grand frère qui me donnait toutes les réponses, c’était facile. Puis tu m’as regardé dans les yeux. On a ralenti notre rythme.
Tu m’avais parlé avec un ton grave, et j’ai eu l’impression de t’entendre pour la première fois. Jusque-là, on avait beaucoup parlé de rien, de jeux, de livres. Je t’avais parlé de moi, mais tu répondais peu à mes questions. Pour une fois, sur cette plage, c’est moi qui me suis tu. Je n’ai rien fait d’autre que t’écouter parler, enfin, de toi. Tu m’as dit pour tes parents, leur amour qui fanait et leur divorce qui se profilait. S’il fallait leur reconnaître une chose, c’est qu’ils faisaient parfaitement illusion. Ni moi ni mes parents n’avions décelé le moindre conflit dans ta famille. Et pourtant, tu m’as raconté comment c’était de se retrouver entre deux feux. Deux parties qui se disputaient ta garde, ou ta non-garde. Tu ne savais plus à cet instant s’ils voulaient encore de toi, et je n’ai pas su trouver les mots.
Alors tu as continué. Tu m’as expliqué que cet été au camping, c’était leur dernière aventure ensemble, avant de se séparer à la rentrée. Tu leur en voulais de faire ça comme des lâches, alors que tu entrerais en cinquième. De ne pas se soucier de toi et des difficultés qu’ils te créaient. J’avais émis un commentaire sans enthousiasme, un demi-reproche envers eux, et tu avais renchéri. Ton père allait probablement quitter la région pour aller sur Paris, voire dans un autre pays, et ta mère ne quitterait pas son village. Tu allais devoir faire un choix qui affecterais ta vie, suivre l’un ou rester avec l’autre. Tu aurais aimé que je t’aide à choisir, je crois. Et crois-moi, j’aurais aimé pouvoir trouver des paroles rassurantes, dire qu’on pourrait se revoir plus souvent si tu faisais l’un ou l’autre. Mais nous vivions à deux extrémités du pays, réunis par rien d’autre que la chance des vacances.
Après ça, on a plus échangé de mots. On s’est contenté de marcher. Puis on en a eu marre, et on s’est assis. Le soleil se couchait, on s’est allongé sur la dune pour profiter confortablement du spectacle. Le flot des vagues me berçait mais était vide de l’inspiration que j’attendais de lui. Pour relancer la conversation, plus que par sincérité, je t’ai dit que j’étais désolé de ne pas savoir quoi te dire. Tu m’as dit que ce n’était pas grave, que ce n’était pas à moi de résoudre ça, que tu trouverais bien une solution. Je me sentais quand même coupable, alors tu as détourné mon attention en pointant l’immense colonne nuageuse qui flottait paresseusement au large.
À cette distance, c’était comme s’il était posé sur l’eau, séparé seulement de quelques centimètres. L’espace en dessous du nuage était trouble, on pouvait deviner le torrent de pluie qu’il devait déverser. Il était passé devant le soleil, et la lumière qui le traversait créait des jeux d’ombres complexes, dessinant des formes qu’on s’était amusé à deviner. La plus évidente était la proue de ce navire gigantesque qui semblait émerger de la tempête, triomphant des éléments. Tu m’as dit que si tu pouvais, tu embarquerais sur un tel vaisseau et tu t’enfuirais loin. L’idée ne m’as pas paru extravagante. Tu avais démontré, au cours de ces deux mois, une témérité inhabituelle pour notre âge. Je te voyais bien partir, et devenir maître de ta destinée, malgré tes 12 ans, et dominer le monde en quelques années.
Sur le côté du gros nuage, j’avais aperçu un biplan, mais tu m’as corrigé en disant que c’était un dragon, qui ne battait pas des ailes car c’était plus reposant de planer. Quand je voyais une piste de course, tu discernais la cage thoracique d’une bête merveilleuse, et tu me racontais l’histoire de sa mort. Ton imagination m’a toujours impressionné, je ne sais pas où ton esprit fertile trouvait toutes ces idées. Je t’ai dit qu’avec un tel talent, tu n’aurais aucun mal à gagner ta vie en écrivant des romans, et tu étais soudainement devenu silencieux. En écrivais-tu un en secret ? Je suis curieux, est-ce ce que tu fais à présent ?
Tu te souviens, de ce qu’il s’est passé après ? Le soleil était presque couché, mais j’avais emporté mon violon avec moi. Je l’avais sorti, m’étais levé, et j’avais joué pour toi. Je connaissais un seul morceau par cœur, quoi qu’imparfaitement. Introduction et Rondo capriccioso en la mineur, de Camille Saint-Saëns. La pièce était un peu dure pour moi, mais je tenais à être capable de la jouer de tête pour impressionner les autres. Tu n’avais pas été impressionné, tu avais simplement écouté. Quand j’ai fini, tu m’as demandé de rejouer, depuis le début. En général, les gens n’aimaient pas entendre jouer plusieurs fois le même morceau de suite. Ça m’a beaucoup fait plaisir.
Tu m’as surpris, encore une fois. Sans te lever, tu as commencé à chanter. Ça sonnait horriblement faux, au fait. J’espère que ton sens de la mélodie s’est amélioré depuis. Je ne me rappelle plus des paroles, simplement qu’elles s’alliaient au morceau avec une fluidité déconcertante. Je n’ai pas osé demander alors, mais as-tu lu le texte que tu as si mal déclamé ce soir-là, ou bien as-tu improvisé une si longue chanson après avoir écouté une seule fois un morceau de violon ? Une fois notre duo inharmonieux terminé, tu m’as regardé droit dans les yeux, une nouvelle fois. Tu avais une intensité que je n’ai jamais oublié dans ton regard.
Tu m’as demandé si, ce soir-là, j’étais prêt à m’enfuir avec toi. Loin de tout ça, des adultes égoïstes et de la société psychorigide. Tu m’assurais qu’à nous deux, nous pouvions vivre seuls, sans besoin de personne. Mon violon, et tes mots, c’était tout ce qu’il nous fallait. Tu m’as fait miroiter une vie de liberté, qui ne serait pas enchaînée à ce que les autres attendaient de nous. Pendant un instant, j’ai failli accepter. J’aurais pu aller loin, pour toi. Mais quelque chose m’arrêta. Un sens des responsabilités insoupçonné chez un enfant si jeune. Je me suis dit que ma famille serait triste, si je partais sans les prévenir, et qu’ils refuseraient de me laisser partir s’ils étaient prévenus.
J’ai refusé ton offre, ce soir-là, tu dois t’en souvenir. Je l’ai fait avec un brin de regret, bien ridicule par rapport à la déception que j’ai pu lire dans tes yeux. Je crois avoir vu des larmes perler, mais tu as détourné la tête trop vite pour que j’en sois certain. Tu m’as dit que c’était une blague, que nous étions trop jeunes pour ça de toute manière. J’ai rangé mon violon comme le soleil passait sous la ligne d’horizon. Un rayon vert balaya le ciel. C’était magnifique, et j’ai vu ton regard changer une nouvelle fois, avec une détermination que je n’ai su m’expliquer.
J’ai dû rentrer. Parce que nous avions beaucoup de route, mon père voulait partir dès le soir et nous laisser dormir pendant qu’il conduirait. Je me suis excusé, et je t’ai dit à quel point tu avais compté pour moi, et que je ne t’oublierais jamais. Tu m’avais enlacé en me promettant qu’on se reverrait, un jour ou l’autre. Nous n’avions rien d’autre que nos noms pour nous retrouver, trop jeunes pour les téléphones, trop bêtes pour penser aux lettres. Mais je t’ai cru. Tu n’as pas voulu retourner au camping avec moi. Tu m’as dit que tu voulais rester un peu, profiter de la plage. Tu partais le lendemain, et tu ne savais pas quand tu reverrais la mer. Je m’en voulais encore de t’avoir rejeté, et je n’ai pas entendu les deux mots que tu m’as adressé avant de t’éloigner de moi, dos au camping.
Je ne sais pas ce que tu es devenu. On ne s’est jamais retrouvé, finalement. Le temps a fait son œuvre, et aucune occasion ne s’est représentée. Nous sommes revenus dans ce même camping l’année suivante, mais tu n’y étais pas. Parfois, je me demande ce qu’aurait été ma vie, si je t’avais accompagné ce soir-là, à quel point elle aurait été différente. J’ai cherché ton nom, la semaine dernière, sur internet. Il n’y a aucune mention de toi, pas même dans les résultats du brevet. Est-ce que tu t’es enfui, ce jour-là ? Est-ce que tu as embrassé ta liberté, es-tu capitaine de ce navire dans les nuages ? Je ne sais pas si ma lettre te trouvera. Je ne sais même pas si tu te souviens de moi, mais saches que je ne t’ai jamais oublié.