“Vous devriez être plus prudents à l’approche d’une éclipse. On ne sait jamais sur quoi on va tomber.”

Jerrick était étalé dans la boue, ébahi et tétanisé. Il venait de frôler la mort, puis d’être secouru par un squelette en armure armé d’un fusil. Son fils s’accrochait désespérément à lui, paralysé par la peur. L’homme essaya de formuler des mots, un remerciement, mais ne fit que balbutier.

“Je sais qui vous êtes.”

“Fort bien, je déteste me présenter. Et, de rien, vraiment, ça me fait plaisir de sauver la vie de bouseux, pas la peine de me remercier.”

Son ton était sarcastique et blessant, aussi Jerrick resta muet. Elle était la Chasseuse de l’éclipse, un être annonciateur de grands malheurs. Elle ne laissait dans son sillage que dévastation et villes incendiées. Les légendes en parlaient comme d’un démon qui surgissait lorsque les lunes masquaient le soleil et que le ciel se voilait pour ne pas être témoin de ses atrocités. Elle massacrait indifféremment humains et monstres, avant de retourner dans son cercle infernal.

Pourtant, alors qu’il rentrait chez lui, le monstre ailé qui avait fondu du ciel lui aurait déchiqueté le visage si la Chasseuse ne l’avait pas abattu. Elle l’avait sauvé sciemment, c’était certain. Elle aurait pu le tuer en même temps que la créature, mais pourquoi ne l’a-t-elle pas fait ? Voulait-elle s’amuser avec lui comme avec un jouet qu’on use jusqu’à ce qu’il se brise ?

Elle lui tendit sa main gantelée. Il hésita trop longtemps et l’offre se retira. Elle se redressa et observa les environs.

“Tiens donc, le coin est plutôt dégagé cette fois. Hâte de voir de quel chair il sera fait, celui là… Oh et, le simplet, tu devrais calter sans attendre. Dès que l’obscurité aura recouvert cette plaine, j’m’occuperai plus de toi.”

Il ne comprit pas tout, mais il devait aller chercher sa femme. Sa ferme ne se trouvait plus qu’à une centaine de mètres, il pouvait s’y réfugier. Il se releva en marmonna un remerciement inintelligible. Il contourna soigneusement la carcasse qui semblait lui sourire à pleines dents, et reprit la marche, gardant son fils près de lui.

“Quand je parlais de fuir, je n’entendais pas vers le danger, l’interrompit-elle.”

“Mais j’ai ma femme, là bas. Dans la ferme, on sera à…”

La plaine fut subitement plongée dans le noir. La lune avait entièrement recouvert le soleil, il devenait difficile d’y voir deux pas devant soi.

“Ca commence, fit d’un ton enjoué la chasseuse en armant son fusil.”

Le ciel s’illumina soudain, comme si l’astre solaire venait d’avaler la lune. Un disque horizontal immense s’était matérialisé au-dessus de la ferme, brillant comme un portail. Un pilier de flammes en jaillit, oblitérant tout sur son passage.

“MARIA !”

Jerrick sentit qu’on le repoussait violemment. Il se retrouva à nouveau dans la boue, mais il s’en fichait à présent. Sa maison, sa vie, son amour venait de disparaître dans un torrent de flammes infernales.

“Courez !”

La Chasseuse de l’éclipse leur tourna le dos, épaula son arme, comme si elle cherchait un point précis dans cet enfer de flammes. Elle finit par s’immobiliser. Ses os claquèrent, et la balle s’envola. Quelque chose dans la tourmente hurla de douleur et les flammes redoublèrent d’intensité. Sans même recharger son arme, elle visa et tira à nouveau. Les gemmes enchâssées - ou enfoncées ? - dans son armure luisaient à chaque tir. La troisième balle déclencha le tonnerre. C’était le bruit d’une bête immense lancée à fond de train. En réalité un démon, furieux et blessé. La quatrième balle le heurta de plein fouet, fissurant sa pierre frontale, sans pour autant freiner sa charge.

“Ca va faire mal.”

Le squelette tenta d’esquiver, mais ce qui la chose était bien trop massive, et s’il roula à temps pour échapper à l’immense patte musculeuse qui s’abattit sur le sol, il fut pris dans le souffle infernal. Projetée à une centaine de mètre plus loin, sa cape calcinée et son fusil échappé, peu d’option s’offrait à la Chasseuse. Elle dégaina sa lame. Les runes gravées pulsaient d’une lumière violine. Elle avait soif de sang démoniaque, et s’apprêtait à être assouvie.

“Célestria, épée des pourfendeurs, lame de l’éclipse et meilleure broche qui soit, guide mon bras !”

Ignorant toute prudence, la Chasseuse se précipita sur le démon qui se préparait à charger à nouveau. Pas un malin, ricana-t-elle. Une fois à son contact, elle entreprit d’escalader sa jambe. son épiderme tenait plus de la lave en fusion que de la peau, mais l’avantage d’être une squelette est l’insensibilité à la douleur. Le métal de son armure rougeoyait de façon inquiétante. Le reste de son équipement était réduit à un tas de cendres. L’ascension devenait difficile, elle tranchait allègrement dans le magma pour s’aider, tandis que le démon se débattait furieusement.

Elle devait atteindre sa tête, briser la gemme pour l’abattre. Avec ses tirs précédents, elle devait être fissurée, et l’essence du démon s’en échappait. Déjà, la chaleur ambiante diminuait très légèrement. Enfin, c’est ce qu’elle supposait, puisqu’elle ne pouvait plus la ressentir. Elle atteignit enfin le dos. Un rodéo pareil, ses os ne l’avait pas senti depuis des siècles. Cette chasse était décidément bien plaisante. Allongée contre l’échine, elle entreprenait de ramper en direction de la tête, lorsqu’une idée traversa l’esprit du démon.

Il se retourna sur le dos.

“Foutredieux !”

Avant de se retrouver transformée en poussière d’ossements, la Chasseuse se jeta du haut de la créature, et parvint à se rétablir, non sans mal, quelques mètres plus loin. Le démon se releva lestement pour sa taille. Ils semblaient se regarder, quatre orbites vides se fixant mutuellement. Tout s’enchaîna très vite. Le démon bondit, la Chasseuse couru, lança son épée en hauteur et parvint à glisser entre les pattes du monstre. Célestria se ficha dans la gemme indigo, qui étincela avant d’exploser, emprisonnant l’essence démoniaque dans la lame.

La Chasseuse se remit sur pied. Il lui manquait un bras, probablement écrasé. Tant pis, elle s’en trouverait un nouveau. L’énorme cadavre mettrait sans doute des jours avant de se désagréger, et le paysan qu’elle avait sauvé tout à l’heure n’avait probablement pas survécu. Seulement trois morts donc. Un excellent score, bien aidé par la quiétude de l’endroit. Cette plaine calcinée aurait sans doute le droit à sa propre légende, un jour. Mais pour le moment, c’était une tête de plus à son tableau de chasse.

Le soleil commençait à réapparaître. C’était la fin de l’éclipse, le temps pour elle de s’en aller. Elle récupéra Célestria et son fusil, puis se mit en route vers les montagnes.

“Cent vingt-cinq à un. Toi aussi, les bras t’en tombent ?”

⤧  Conte suivant Ragnarök ⤧  Conte précédent L'ultime armada