Quand j’étais enfant, ma grand-mère me parlait souvent du palais de l’horizon. C’est un palais magnifique, disait-elle. Aussi haut que le ciel et aussi grand que l’horizon. Il est l’union de toutes les couleurs du monde, et voyage au gré du flux cosmique. On peut passer toute une vie à chercher sans jamais le trouver. Il n’apparaît qu’aux élus qui ont gagné le droit d’y être accueilli, passagers du divin. Nul roi et nul empereur sur son trône, car le palais règne sur un monde qui ne se régit pas. Il est le héraut et la liberté et de l’infini que nul ne saurait tenir dans sa paume.

Je lui demandais alors qui avait bien pu construire pareil édifice, quelle divinité avait érigé un fort comptant autant de chambres que de vie sur Terre, et au moins autant de tours. Elle riait de moi et de ma naïveté enfantine, puis me consolait en me disant que ce n’était le travail d’aucune entité, qu’il était né de la même tempête dont avaient émergé les premiers dieux. Que le palais n’était pas qu’une enveloppe de pierre, mais bien plus.

Lorsque j’avais six ans, je jouais dans les hautes herbes près de la forêt que bordait notre maison. Mon père devait avoir la tête ailleurs, car il n’avait pas remarqué que le bâton que je saisissais n’avait rien d’un morceau de bois. Alors que je pressais sa chair visqueuse avec la curiosité du bambin, le serpent s’était contorsionné et avait enfoncé ses deux crochets profondément dans mon avant-bras grassouillet. J’avais hurlé alors, d’abord de surprise puis de douleur comme le venin pénétrait et brûlait ma chair. Ma mère alertée se précipitait hors de la maison alors que mon père s’était déjà saisi du reptile et lui avait écrasé la tête contre un rocher. Je perdis connaissance peu après, et au travers du voile sombre qui obscurcissait mes sens j’entendis ma mère crier encore plus fort que moi.

Lorsque j’avais neuf ans, je comprenais que le palais de l’horizon n’était qu’une fable. Néanmoins, ma grand-mère continuait de m’en parler. La morsure du serpent n’avait pas été si terrible, mais le venin avait rongé ma peau en profondeur, me laissant une cicatrice circulaire barrée en travers de mon avant-bras droit. Elle disait connaître cette marque, qu’elle servait à désigner les élus du palais de l’horizon. Au début, je crois qu’elle disait ça pour me réconforter, pour voir mon sourire reparaître. Puis c’est devenu le sujet d’une gentille moquerie, pour me taquiner. Pour la petite fille que j’étais, Almna était plus proche d’une sœur que ma réelle sœur.

Lorsque j’avais onze ans, ma grand-mère disparut. Ma mère me disait qu’elle avait trouvé le palais de l’horizon, ou qu’il était venu la chercher. Je ne me rappelle pas très bien. Mais elle était désormais une invitée du bal éternel dans le grand hall de cristal. Sa voix tremblante et ses yeux rougis par les larmes ne mentaient pas aussi bien que ses mots. Mon père, distant depuis l’incident du serpent, était revenu vivre avec nous pour la consoler. Lui aussi mentait mal au sujet d’Alma. Mais pour la garder auprès de moi, j’ai décidé de croire à nouveau en ce palais qui m’avait dérobé ma grand-mère. Je ne voulais pas qu’elle parte. Et s’il fallait que je démonte ce monument pierre par pierre, j’étais prête à le faire pour qu’il me rende ma grand-mère.

Lorsque j’avais quatorze ans, j’étais devenue violente. Selon mes parents, Alma me canalisait. Je ne suis pas d’accord avec eux. Son départ a laissé un grand vide en moi, que j’ai simplement comblé avec de la colère. Je les voyais avoir de plus en plus de mal avec moi. Ma grande sœur avait déjà un prétendant, mais les garçons me fuyaient. Je me battais souvent, et je ne me souviens pas avoir déjà perdu. A cette époque, la seule capable de m’apaiser était Mélanie. C’était une bonne amie. La meilleure que j’ai jamais eu.

Lorsque j’avais quinze ans, ils m’envoyèrent au château pour devenir aspirant chevalier. Je commençais à me sentir à l’étroit dans la maison qui ne bordait plus la forêt. J’étais la seule fille, et j’ai vite compris pourquoi. Les épreuves étaient pensées pour des garçons bien plus forts que moi. Ces trois jours furent un enfer et j’ai voulu abandonner plusieurs fois. Mais je m’en suis sortie. J’ai triomphé de tous les obstacles qui avaient été posés en travers de mon chemin. D’autres n’avaient pas eu cette chance et repartaient chez eux dépités.

Les mois suivants m’enseignèrent la discipline, le maniement des armes et la défaite. Mélanie me visitait de temps à autres. Je voyais que nous changions toutes deux. Moi dans la rudesse, elle dans l’élégance, comme si la compagnie de l’autre nous avait empêché de nous révéler pendant si longtemps. Je ne crois pas qu’elle m’en voulait pour cela. Je ne lui en voulais pas.

Je suis devenue forte, et j’ai oublié mes rêves d’enfants. J’ai oublié le palais de l’horizon. J’oubliais ma famille, parfois. Mais je n’ai jamais oublié ma grand-mère. C’est en pensant chaque jour à elle que je répétais inlassablement les fentes, les coups d’estoc et de tranche. C’est pour elle que j’appris à monter à cheval et que je me surpassais plus encore que mes camarades. Pour chaque tour du domaine, j’en effectuais deux ; pour chaque attaque portée sur le mannequin je portais trois coups ; et pour chaque goutte de sueur, j’en versais le double.

Lorsque j’avais dix-neuf ans, on nous jugea assez compétents pour affronter l’empire des confins. Le plus méritant parmi notre promotion devait être adoubé à notre retour victorieux, et chacun savait que j’étais la favorite. Il y avait des jaloux, mais la plupart me respectaient trop pour le montrer. Ou bien ils avaient peur. J’étais parfois incapable de me retenir lors des entraînements, et mon premier sang avait été versé avec une simple épée de bois.

La dernière nuit, j’étais sortie retrouver Mélanie. Nous n’avions plus rien en commun que des souvenirs d’enfance désormais. Et pourtant, notre amitié n’avait pas failli. Elle était mariée désormais, et son ventre commençait à s’arrondir. Je réalisais mon inexpérience dans le domaine de l’amour. Elle avait ri et m’avait lancé qu’il serait toujours temps, une fois que je serais chevalière. Ce fut notre dernière embrassade, les larmes de nos joues se mêlant avant de tomber au sol, ne laissant qu’un sillon humide derrière elles.

Lorsque j’avais vingt ans, je suis arrivée aux frontières des confins. Le comté n’était pas une province reculée, et pourtant le voyage nous avait pris plusieurs mois. Nous étions une foule excitée et impatiente. Pour beaucoup, c’était là notre premier voyage hors de notre foyer. Nous avions déjà contemplé tant de merveilles sur le chemin. Mais c’est bien l’odeur du sang finalement à portée qui nous galvanisait. Il fallait encore quelques semaines de marches avant d’atteindre les lignes de fronts. L’empire perdait du terrain et reculait, désorganisé.

J’ai connu ma première bataille à cet âge. Notre armée était hétéroclite. J’y voyais des gens de tous les horizons de couleurs. J’y ai aussi rencontré d’autres femmes, comme moi. Plus que ce à quoi je m’attendais. J’avais été assignée écuyère d’une grande chevalière, dame Zaria. Son dernier écuyer avait été vaincu deux jours plus tôt, tombé d’une mort héroïque en empalant l’un des officiers adverses. Tout le monde le louait dans la mort, mais je n’arrivais pas à m’y résoudre. Je décidais alors que je serais louée de mon vivant.

La guerre est terrifiante. Je n’avais jamais tué avant, et j’appréhendais le moment où ma lame passerait au travers du corps d’un adversaire. Mais ce fut si simple. Une charge où cavaliers et montures hurlent à l’unisson, l’adrénaline qui investit chaque parcelle de mon être, et avant de le réaliser mon épée était couverte d’un sang épais et visqueux. Je n’ai rien ressenti pour ces deux hommes et cette femme que j’ai passé au fil de ma lame lors de cette charge. Pourtant leurs visages tordus de douleur, figés dans la réalisation de leur mort imminente n’est jamais parvenue à quitter mes songes.

Lorsque j’avais trente-deux ans, je ne comptais plus ce que cette campagne m’avait coûté. Dame Zaria avait été rappelée dans sa famille, ou une querelle de pouvoir intestine l’avait tuée. Je ne reconnaissais plus dans les visages que je croisais ceux de mes camarades du comté. Je ne savais même pas si je devais les penser morts, ou s’ils se trouvaient simplement sur d’autres fronts. Les confins semblaient infinis. Loin de nous enliser, les fronts s’étaient étendus et progressaient à une vitesse implacable, massacrant les armées toujours moins organisées de l’empire. Nous n’avions cependant pas pris une seule ville ou place forte, tant ces concepts semblaient étrangers aux locaux qui n’opposaient à notre machine de guerre que des bataillons en guenilles.

Je n’avais pas été adoubée, mais je possédais une autorité semblable à celle d’une chevalière. Depuis le départ de dame Zaria, j’avais pris sa place dans l’estime des soldats, en tant que son écuyère. Je tâchais de me montrer à la hauteur, guidant mes hommes victoire après victoire. Je n’en connaissais plus un seul. La guerre insensibilise, et j’avais appris à ne pas m’attacher. Lorsque je fermais les yeux, je ne voyais que quatre visages. Les rictus horriblement déformés de mes trois premières victimes, et l’air souriant de ma grand-mère.

Aujourd’hui, je suis arrivée aux confins du monde. Mes pieds nus avancent dans l’eau claire qui coule dans des flaques immobiles. La dernière bataille avait été épique. La plus grosse résistance qu’il m’ait été donné de voir depuis la colline d’Helm. Nous étions même en sous-nombre, au début. Au fil de la bataille, les soldats tombaient comme des mouches de chaque côté, mais le rapport de force s’équilibrait. Je ne me souviens pas de la fin de la bataille. Ça m’arrive souvent, lorsque j’entre dans une transe guerrière. Nous sommes certainement victorieux, une fois de plus.

Et voilà ce qu’ils défendaient. Je suis au sommet de la falaise, mais il n’y a rien. Aucun trésor, aucune cité, aucune forteresse. Rien que le néant à perte de vue qui s’étend jusqu’à se perdre dans le soleil couchant. Je me demande si c’est pour cela qu’on s’est battu toutes ces années. Rien. De la futilité. Ma gorge se serre et j’étouffe un sanglot.

C’est alors qu’il apparaît. C’était comme elle le racontait, un édifice immense, aussi haut que le ciel et grand comme l’horizon. Les nuages et l’espace lui-même se courbent à son apparition, pour se mêler dans une union des couleurs merveilleuse. Les murs m’apparaissent blancs, mais je sais qu’ils reflètent d’un seul tenant les mille lumières qui frappent la façade. Sans un bruit, le palais de l’horizon se tient à plusieurs centaines de mètres de moi, suspendu dans les airs et dans le temps. Aucune pierre ne tombe, aucune poussière n’est soulevée.

Je baisse les yeux vers mon avant-bras. Mon armure y a été arrachée, révélant la marque laissée par cette morsure de serpent si longtemps auparavant. Alors, si tout cela est réel, si le palais qui lève sa grille pour m’accueillir existe, et si les marches de lumières qui se forment sous mes pas ne sont pas le fruit d’un conte pour enfant, alors peut-être Alma l’a-t-elle réellement trouvé ? Je suis seule aux confins du monde, comme elle était seule ce jour-là, et il est maintenant temps pour moi de la rejoindre. Au moment de franchir la grande herse, je marque une hésitation. Mais plus rien ne me retient dans le monde des hommes. Je me dirige vers la suite de mon existence, et pénètre dans le palais de l’horizon.

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