Le ciel se couvre méchamment. Ça sent l’orage. Les nuages sont à peine discernables dans la nuit d’encre, mais l’électricité statique ne ment pas. Il ne pleut pas encore, ce qui signifie que j’ai encore quelques minutes pour trouver un abri. La plupart des auberges que j’ai vu sur le chemin dégorgeaient de monde. Des marchands, quelques voyageurs de passage, mais surtout des pèlerins. Comme moi. Ceux qui veulent encore croire.

Les premiers doivent être arrivés depuis plus d’un mois, mais les derniers arrivent à peine. Le prix pour vivre près des terres franches, j’imagine. J’aurais aimé avoir un chariot. Ou même un cheval. Mais je n’ai que l’espoir. C’est drôle, je prie pour revoir ce que mon grand-père avait déjà oublié. Ils sont nombreux, là-dehors, à moquer ma foi. Combien de fermiers m’ont jeté dehors après que je leur ai révélé le but de mon périple ? Cinq. Après ça, je disais simplement que j’allais à la capitale.

Je pénètre l’auberge comme le tonnerre s’entend au lointain. La Royale Bombance, annonce l’écriteau. Difficile d’imaginer qu’elle a pu un jour mériter son nom. Je n’ai jamais vu d’établissement aussi délabré en treize périples. Nonobstant la poussière tellement remuée qu’elle stagnait dans l’air rance et les rats s’étant confortablement installés, la bâtisse elle-même semblait sur le point de céder sur son propre poids. Le bois des tables comme celui des chaises semblait vermoulu, et l’odeur pestilentielle qui provenait de la cuisine laissait présager que s’il s’agissait du festin d’un roi, c’était bien le dernier.

Malgré cela, les buveurs étaient nombreux, trop nombreux même pour le patron qui avait toutes les peines du monde à répondre aux réclamations incessantes. C’était un petit homme bedonnant, à la moustache fournie et au front dégarni. Tout en lui criait le stéréotype de l’aubergiste, si ce n’était ses yeux mornes alors même que son corps était trempé de sueur. Il avait renoncé. Lorsque son regard sans éclat se posa sur le mien, il arrêta sa tâche et se dirigea droit sur moi en ignorant les multiples protestations.

Le gros homme se fige devant moi, me dévisageant de si près que je peux sentir son haleine fétide. Il plonge ses yeux sombres dans mon regard brillant, et je soutiens son regard, le dominant d’au moins une tête. Les conversations et exclamations meurent les unes après les autres autour de nous, comme les clients se retournent pour admirer notre échange silencieux comme un spectacle. J’ignore si l’homme devant moi me jauge, ou cherche à me faire faillir, mais mon chemin est trop long, et ma flamme trop puissante pour flancher face à lui.

Il finit par grogner, détourne ses billes d’obscurité de mon regard et m’indique une table vide de la tête. Je hoche la mienne en remerciement et m’assoit. Les discussions reprennent timidement, jusqu’à ce qu’un franc éclat de rire de l’autre côté de la salle ne fasse oublier l’incident à l’auditoire aviné. Il ne viendra pas me servir, je le sais. Je n’attends rien des gens comme lui. Juste m’abriter de l’orage, qui écrase désormais la cité de sa colère.

Les éclairs noirs déchirent le ciel, dessinant faiblement le contour des nuages avoisinants. Je me plonge dans leur contemplation, un exercice ardu au travers de la pluie battante. Les pavés scintillent sombrement, s’éclaboussant les uns les autres avant de finir noyés par le torrent qui n’en finit pas de tomber. Les ténèbres enveloppant les rues semblent s’être faites plus prononcées aujourd’hui. Savent-ils ce qui arrivera demain ? Tentent-ils par un démoniaque procédé de l’entraver ?

Je ne remarque l’enfant qui me sourit béatement que tard et tressaille. Comment s’est-il faufilé ici aussi discrètement pour que je ne le remarque pas, ni les autres clients ? Il est pourtant difficile à rater. Que fait ce gosse dans un pareil boui-boui ? Ce n’est pas la place pour quelqu’un de son âge et de sa classe sociale. Rejeton d’une riche famille, à n’en pas douter. Vêtu tout de clair, comme s’il voulait à tout prix capter le moindre rai de lumière et illuminer le monde alentour. Je regarde mes propres atours, peiné. Les terres franches n’ont pas le moindre clair et je n’ai que du pourpre sur le dos. En un sens, l’enfant devant moi prouve bien mieux sa foi que moi.

Le petit être n’a pas l’air de remarquer ma moue dépitée et continue de me sourire. Je ne dois être qu’une silhouette à ses yeux, alors que je distingue chaque caractéristique de son visage. Ses dents sans défauts doivent capturer la lumière aussi bien que ses habits. Sa peau lisse sans aspérité est celle d’un nouveau-né, mais son teint beige tranche avec le clair qu’il semble tant chérir. En remontant ses joues satisfaites, je me perds dans ses yeux. Ils sont emplis de tant de brillance que les miens paraissent mornes en comparaison. Et pourtant, aucune animosité ne les habite. Je n’y distingue que la bonté et la bienveillance, ainsi qu’une curiosité qu’un voyage aux frontières du monde ne pourrait combler. C’est alors que je m’attarde sur ses cheveux, qui m’avaient jusque là échappé dans l’ombre ambiante. Ils sont d’un clair si pur, plus pur encore que ses riches vêtements, que je ne peux retenir mes larmes. Quelle injustice qu’un tel être de pureté soit piégé dans ce monde d’obscurité froide.

Le mot « ange » franchit mes lèvres dans un sanglot. Et l’ange devant moi rit franchement. Non pas un rire gras, comme ceux qui fusent tout autour entre les éclats de voix et les choppes percutées. Clair comme du cristal, il est de ceux qui ne s’entendent que lorsqu’on prête véritablement l’oreille. De ceux, désarmant, qui réchauffent le cœur. Les pleurs restent, mais la tristesse s’envole de mon être. Il me semble que je pleure de joie à présent. Et je ne sais pourquoi. Mais je souris béatement moi aussi, à présent. Ma vue se noie dans un rideau de larmes, et lorsque je parviens à les dissiper je suis à nouveau seul à ma table.

Une femme à l’allure patibulaire se tourne vers moi depuis une table voisine et me demande ce que j’ai et si tout va bien d’un air goguenard.

« J’ai vu un ange. »

Ma voix ne tremble plus, elle est ferme et assurée. Elle part du même rire immonde que ses compagnons de tablées, moquant l’illuminé que je suis. Mais elle finit par croiser mon regard resplendissant et son rire semble soudain coincé dans sa gorge. Elle déglutit difficilement et détourne ses misérables yeux tandis que je me lève. Nul n’ose soutenir mon regard, pas même l’aubergiste à qui je demande une chambre, la meilleure que peuvent me payer mes quelques sous. Il grommelle qu’il n’a qu’un prix et que je dois m’en contenter, mais prélève moins de pièces que ce que je craignais.

La chambre est miteuse, à l’image de l’établissement. C’est plus qu’il ne m’en faut. Elle possède même une fenêtre qui me permet d’observer la tempête qui se déchaîne à l’extérieur. Les flashs sans couleur se succèdent, identiques et monotones. Le tonnerre fait trembler les murs à chaque grondement et la pluie frappe sans relâche contre la façade, mais ça n’est pas suffisant pour me priver de sommeil.

Je rêve de notre monde de ténèbres. De la noirceur dans laquelle nous sommes forcés d’avancer jusqu’à l’étouffement. Je me retrouve soudain dans mes yeux d’antan. Des yeux mornes, sans éclats, qui ne peuvent que voir sans voir. Discernant à peine le monde qui m’entoure, aveuglé par la moindre brillance. Je me revois ouvrant les yeux comme pour la première fois, et ne plus sentir la morsure implacable de l’ombre. Voir avec des yeux plutôt qu’avec des sons. Après ce soir, je comprends enfin le sens de ce rêve. J’ignorais alors si le divin existait, mais il m’a parlé, il m’a pris la main et m’a montré le monde.

Je me réveille trempé, une joie indescriptible s’écoulant à travers moi. Le mur suinte de l’humidité qu’il n’a pas su contenir, et la fenêtre a été à moitié éjectée de son cadre. La tempête d’hier devait être terrible, mais c’est un ciel sans nuage qui m’accueille. Seule la chape ébène du firmament berce de ses bras doucereux la capitale ce matin. Je ne sais combien de temps j’ai dormi, mais le jour semble déjà bien avancé.

La salle de réception de l’auberge est silencieuse, morte comme si l’orage n’avait été qu’un spasme d’activité dans un établissement agonisant. L’aubergiste ne m’adresse ni mot ni regard, et je lui rends la pareille. Sa femme en revanche, me fixe d’un regard noir. Ils se sont définitivement bien trouvés. Même gabarit, même embonpoint et même yeux desséchés. Il ne lui manque que la moustache, et voilà deux copies conformes. Peut-être qu’ils sont en réalité frère et sœur. Non pas que ce soit exclusif.

Je sors de la gargote et respire à pleins poumons l’air vicié de la rue. Un parfum, au regard de l’auberge croulante dans mon dos. Je ne me trompais pas la veille. La ville est emplie de pèlerins, qui se repèrent à leurs yeux pétillants et brillants. Aucun n’est aussi éclatant que le mien cependant, et plusieurs inclinent la tête à mon passage. Je rejoins silencieusement la procession qui se dirige vers le rocher du Salut.

L’ascension est une pénitence en elle-même. Les marches à peine découpées dans la roche sont pratiquement indiscernables dans la pénombre. Nombreux sont ceux qui abandonnent et s’effondrent dans le grand escalier. Il devient d’autant plus laborieux de grimper qu’il faut désormais passer entre les corps affaissés qui parsèment la voie jusqu’au sommet. Je regarde sans un mot ceux qui ont échoué. Leurs yeux sont ternes. Ils croient, mais pas assez fort. Ils doutent. Ceux dont la foi est inébranlable, comme moi, se retrouvent au sommet.

Nous sommes une centaine, peut-être deux cent. Un bien faible nombre, au regard de la foule qui avait envahi les auberges la nuit passée. Notre foi ne vacille pas, mais elle se tarit inéluctablement. Après nous, est-ce que d’autres entretiendront leur flamme ? Ou renonceront-ils tous comme ce tenancier et les miséreux qui n’ont même pas tenté l’ascension ? Qu’importe, je suis convaincu que tant qu’il me restera un souffle de vie notre foi perdurera.

Un murmure parcourt le groupe de croyants. Le temple, dont les portes sont restées closes si longtemps, serait en train de s’ouvrir. Je me fraie un chemin au-devant de l’attroupement. Des contestations s’élèvent, de la part de fidèles aux yeux aussi brillants que les miens. Je m’excuse mais ne cède. Il me faut voir.

Les grandes portes sont en effet ouvertes. L’intérieur du lieu sacré est plongé dans des ténèbres plus profonds encore que celles qui nous entourent. Une petite silhouette s’en détache, et avance vers nous. Je la reconnais. Toute vêtue de clair, ses cheveux éclatants et son sourire paisible, la personne s’avance. Je croise son regard, qui s’arrête un instant sur moi avant de continuer son périple. Bientôt, il a parcouru tous les pèlerins, donnant à chacun la confirmation qu’il recherchait.

D’un seul mouvement nous nous prosternons. Une vague de vêtement froissés se fait entendre, puis le silence. Après un instant, je relève timidement la tête, comme plusieurs autres. L’enfant n’a toujours rien dit. Sa petite figure se tient devant nous, et comme tous maintenant osent le regarder il écarte les bras.

Comme une couronne. Des filaments clairs semblent apparus de nulle part pour se concentrer autour de ses cheveux dans un cercle parfait. Une auréole couronnée. Dans un crissement sinistre, les ténèbres refluent. C’est la plus belle forme qu’il m’ait été donné de voir. Les motifs s’entremêlent pour donner naissance à des histoires éphémères qui disparaissent avant d’exister. Enfin, je la vois pour la première fois alors que mon regard bouillonne et que mes yeux deviennent braise.

La lueur.

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