L’Hiver vient, pensa lugubrement Hodrick en frissonnant. S’il avait été à tout autre endroit d’Alkénor, on lui aurait ri au nez. L’Hiver, un conte de bonnes femmes tout juste bon à effrayer les gosses. Rien ne vivait au nord, la forteresse de Mont-des-Dents n’était qu’une prison pour les pires criminels du royaume. Les Sentinelles ? Une légende sans fondement. L’ignorance est le privilège de ceux qui ont le cul au chaud en permanence, songea l’homme. Lui savait, et portait ce fardeau depuis bien trop longtemps à son goût. Les premiers pisteurs de sa famille remontaient plus loin que lui n’en était capable dans sa généalogie. Il n’avait jamais connu que les murs sombres de Mont-des-Dents, les rudes montagnes d’Hiver et les Sentinelles.

C’était le rôle des pisteurs, dans ces lieux où aucun animal n’était assez désespéré pour s’aventurer. Surveiller les Sentinelles, ces titans de métal givré. Bien qu’humanoïdes, ils dépassaient en taille n’importe quelle muraille. Couverts d’une armure de plaque intégrale et d’un casque fermé qui ne laissait rien apparaître de l’être qui s’y dissimulait, si même il existait. Certaines ne possèdaient même pas d’ouverture au niveau de la tête, comme si la pièce de métal constituait leur crâne. Ils étaient également dotés d’épées à leur démesure et de capes cousues dans une fourrure plus dure que la pierre.

Nul n’avait été en mesure de dire ce que ces géants étaient, d’où ils venaient ou quel était leur rôle. Les philosophes avaient leurs idées, les pisteurs aussi. Puisque la plupart regardait en direction du Nord, ils avaient été désignés comme les Sentinelles veillant au retour de l’Hiver. Il fallait marcher plusieurs jours depuis la herse de Mont-des-Dents pour atteindre la plus proche. Malgré leur taille, elles n’étaient pas évidentes à repérer avec les nuages de glace qui embrumaient en permanence ces altitudes. Hodrick était l’un des seuls à connaître le chemin vers chacun d’elles. Non qu’il s’agissait d’un sercret, plutôt un manque d’intérêt. L’un de ses ancêtres, Otto, avait jadis dressé une carte la plus précise possible et tenté de dénombrer exactement ces statues glacées. L’oeuvre d’une vie à parcourir les montagnes les plus inhospitalières du continent, à s’enfoncer toujours plus loin au Nord. Son corps disparut lors d’une énième expédition, mais son héritage demeurait, estimant à plus d’un millier le nombre total de Sentinelles.

Hodrick souffla sur ses mains. Il était à l’abri du blizzard, mais l’air s’était définitivement refroidi ces derniers mois, et les étincelles de son briquet semblaient s’éteindre avant de toucher le bois qu’il avait habilement disposé. Après plusieurs minutes infructueuses, il s’avoua vaincu et rangea le bois dans son sac. Il se replia dans l’épaisseur de son manteau. Trois jours déjà qu’il avait quitté la forteresse, et il ne reverrait sans doute pas d’être vivant avant deux mois au plus tôt. Demain, il atteindrait la première Sentinelle. Elléna, il l’avait appelé. Il se demanda si les autres pisteurs donnaient aussi des noms à leurs Sentinelles. Il n’était pas certain de son sexe, mais la plaque d’armure sur son poitrail ressemblait à une protection pour la poitrine d’une femme. Il aimait contempler son visage de métal, immobile dans l’éternité. A côté d’elle serait Bolfort, son frère. Qui portait négligemment son épée à l’épaule et dont le casque, avec une ouverture sombre en forme de Y, lui donnait un air rieur. Derrière la fratrie leurs amis, Holden et Nedloh, les deux jumeaux. C’était dur à dire au regard d’une armure complète, mais ils semblaient plus forts d’épaules, plus lourds aussi. Et enfin, son épée plantée dans le sol, Ryellèm, le chef de leur troupe. Tous sauf le frère et la soeur regardaient vers l’Hiver, ceux-ci jetant probablement un dernier coup d’oeil à ce domaine qu’ils protégeaient…

Hodrick se réveilla. Il avait rêvé d’eux, cette nuit. Il avait l’impression de les connaître, à force de leur rendre visite. Ce sera la 37ème fois qu’il observera les mêmes paysages, avec ces mêmes statues intouchées, qui n’ont jamais bougé de mémoire d’homme. Il s’étonna de cette mélancolie au réveil, grommela qu’il faisait son travail et rien de plus. Néanmoins, il ne pouvait s’empêcher de se sentir inaccompli, cette existence de veilleur de l’immobile lui pesait de plus en plus. L’âge, sans doute.

Au moins, cette fois, il aurait de quoi s’occuper, s’il trouvait un coin abrité. Un universitaire d’Oldénar était venu à la forteresse pour lui demander de réaliser des dessins des Sentinelles. Le pisteur ignorait tout de son talent en dessin, mais il savait qu’il aurait tout aussi bien pu les dessiner de mémoire à la forteresse. Pourtant, il était parti, l’universitaire insistant sur des détails qu’il aurait pu occulter de sa mémoire.

Le blizzard avait cessé, supplanté par un vent glacial comme la mort. Définitivement, pensa Hodrick, si ce n’est pas l’Hiver, c’est au moins son fils. Une brume humide avait décidé de se joindre au plaisir, et à présent le pisteur avait l’impression que ses vêtements faisaient partie de ses membres, qu’il ne sentait plus par ailleurs. Le vent le forçait parfois à contrer son souffle de toutes ses forces. Seuls son habitude et son sens inné de l’orientation lui permirent de ne pas s’écarter de la piste.

Tout d’abord, il pensa s’être trompé. Puis il supposa ne pas être très loin. La brume était devenue laiteuse, l’empêchant de voir le bout de ses bras. Il rebroussa chemin, retrouva l’un de ses repères, puis refit le trajet pour arriver au pied d’Elléna. Toujours rien. Il avança encore, et tomba dans un piège à con. Il appelait ainsi les zones où la neige paraissait solide ou peu profonde, puis se changeait subitement en poudreuse. Avant d’être complètement enfoncé, il trouva un rocher, grimpa dessus et se hissa en dehors du trou qu’il avait créé. Saloperie de brume, elle lui bouffe le cerveau ! Il décida de gagner de la hauteur. Il devait être à quelques centaines de mètres à la droite de la Sentinelle, proche d’un pic qu’il pourrait escalader facilement, et qui perçait peut être au dessus de la brume.

Il l’atteignit bien plus tard que ce à quoi il s’attendait, sans doute parce qu’il avait été plus prudent qu’à l’ordinaire. Il se frotta vigoureusement le corps pour se réchauffer, avant d’escalader la dent de pierre. Aux trois quarts de son ascension, le brouillard était moins opaque, ce qui le rasséréna. Il persista jusqu’au sommet et y tomba à genoux, essouflé par l’effort qu’il avait dû fournir à si haute altitude. Les silhouettes des jumeaux le toisaient, leur large dos semblant lui reprocher son manque de capacité physique. Désolé les gars, ricana-t-il, je fais même pas deux mètres, moi.

Le vent s’était apaisé, ce qui ressemblait à la première véritable accalmie depuis son départ se profilait. Il s’installa un peu plus confortablement et sorti de son sac le carnet de l’universitaire ainsi qu’une mine. Il allait commencer par Elléna.

Il lâcha son matériel. Sa bouche s’ouvrit de stupeur et se remplit d’air glacial. Ses yeux s’écarquillèrent. A l’endroit où la Sentinelle s’était tenue immobile pendant des siècles et des millénaires, rien. Du vide. Elle était partie. Ou détruite ? Cela ne faisait qu’à peine quatre mois depuis sa dernière visite. C’était… impossible. Elles ne pouvaient être détruites, d’autres avaient essayé. Hodrick se retourna, trébuchant et s’étalant sur son petit plateau. Il fut pris de vertige. Le frère, avec son casque rieur, s’avançait vers le Sud à plusieurs centaines de mètres de lui. Il bougeait. Ce n’était pas des statues. Mais bel et bien des êtres extraordinaires. Qui bougeaient. Et combattaient sûrement. Etaient-elles les premières faire cela ? Etait-il le premier à en être témoin ? Le pas de la Sentinelle était lent mais il couvrait en une foulée une heure de marche de pisteur. Jamais il ne pourrait le rattraper. Il devait prévenir. Le commandant de Mont-des-Dents. Le roi. Tout le monde. Les Sentinelles vivent, et leur agitation ne peut signifier qu’une chose : l’Hiver vient.

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