TW: suicide (un peu)

Le sommet de la côte n’était plus qu’à quelques coups de pédales. C’était la plus haute qu’elle avait eu à monter jusque là, et elle était à bout de souffle. Émilie regrettait de ne pas avoir emporté de gourde avec elle, et blâmait son manque d’expérience pour ça. Le ciel était couvert et des nuages de pluie s’amoncelaient au dessus de sa tête lorsqu’elle avait quitté sa maison. Elle avait donc pensé à s’emparer de son parapluie, d’un manteau de pluie, et se disait que l’averse lui permettrait de s’hydrater en chemin.

La pluie tardait à venir. Les nuages étaient toujours menaçants, mais aucune goutte ne venait s’écraser sur ses bras surchauffés, sauf celles qui tombaient de ses cheveux en sueur. En ce début de mois de septembre, la température baissait significativement mais l’air doux des beaux jours subsistait, en particulier dans un jour comme celui-ci qui sentait l’orage. Ses mollets hurlaient, elle ne sentait plus ses cuisses, mais elle ne pouvait pas rebrousser chemin, peu importe à quel point elle le souhaitait. Elle refusait de faire preuve de faiblesse.

Son père ne vivait pas très loin, à un peu plus d’une quinzaine de kilomètres. Sa mère l’avait déjà emmené en voiture quelques fois, mais elle avait insisté pour faire le trajet par elle-même. Elle aimait l’air pur de la campagne et le paysage accidenté des routes de montagnes. La route laissait la place aux sentiers de terre et de cailloux, ce qui ralentissait sa progression. Et c’était tant mieux. Moins elle passait de temps avec l’un ou l’autre, mieux elle se portait.

Lorsqu’ils étaient encore ensemble, la situation était tendue mais ils faisaient encore semblant de s’apprécier, pour elle. Pour ne pas la déboussoler alors qu’elle était en pleine recherche de repère. Elle pouvait respecter ça. Mais depuis qu’elle avait eu 12 ans, ils avaient subitement décidé qu’elle était assez mature pour encaisser la nouvelle. Il lui avaient tout avoué durant le trajet jusqu’au notaire.

Ils avaient vidé leur sac, lui expliquant que cela faisait presque cinq ans qu’ils ne se supportaient plus, mais que ça remontait encore plus loin, à sa naissance. Lorsque sa mère était tombée enceinte, ils pensaient être prêts, mais à sa naissance chacun avait sérieusement considéré de s’enfuir et de laisser sa charge à l’autre. La seule chose qui les avait retenu était leur manque de confiance, bien fondé, en les capacités de leur moitié à élever seule un enfant.

Sans jamais la consulter, ils avaient rédigé les papiers et s’apprêtaient à les signer, scellant leur sort à tous les trois. Elle pris la nouvelle comme des coups de poignards en plein cœur, chaque parent frappant deux fois. Elle en était restée bouche bée, incapable de dire quoi que ce soit. Elle n’écouta pas la dispute qui s’ensuivit, où ils se reprochaient l’un l’autre d’avoir manqué de tact avec elle.

Elle avait senti les larmes lui monter aux yeux, mais était trop choquée pour se souvenir comment pleurer. Son monde s’effondrait sous ses yeux, elle avait l’impression d’être dans l’un de ses films où l’image se morcelait avant d’éclater en milliers de fragments. Sauf que ce n’était pas à la télé, et que ce n’était pas la réalité d’un personnage fictif qui se fissurait, mais la sienne. Son esprit s’était dissocié de son corps et flottait à quelques mètres au-dessus de la voiture, sourd et muet.

Son corps s’était mû seul, comme un automate. Elle n’avait pas été capable de le réintégrer pour empêcher ses parents de signer, même si elle savait qu’elle aurait dû le faire. Deux signatures, un goutte d’encre, une seconde, un stylo et le grattement de la plume contre le papier. C’est tout ce qu’il avait suffit pour retourner sa vie. C’était comme si elle venait d’être vendue, placée dans un carton avec les autres affaires de son père, puisque c’est sa mère qui conservait la maison de sa famille.

Elle devait avoir plus de valeur, puisqu’un paragraphe entier lui était consacré. Quel honneur, entre la télé et le fauteuil, de savoir sa valeur à un paragraphe qu’elle n’avait même pas pu lire. Avaient-ils négocié plus longtemps pour savoir comment séparer leur collection commune de vieux vinyles ? Est-ce qu’ils avaient dû faire plus de concession pour elle que pour leur voiture, puisqu’ils n’en avaient qu’une ? Peut-être pas, et de toute façon ça n’avait plus d’importance.

Elle avait passé une semaine roulée en boule dans sa chambre, à se faire à l’idée que ses parents, les deux personnes qui l’avaient conçue et mise au monde, ne se déchiraient pas pour elle, mais bel et bien à cause d’elle. Émilie ne supportait savoir qu’elle avait fait du mal à quelqu’un, même un inconnu. Alors le fait d’avoir détruit sans le savoir le couple de ses parents avait fait naître des idées bien noires. Si c’était sa présence la raison de tout ça, sans doute que tout irait mieux si elle n’était plus là. Peut-être même qu’ils se remettraient ensemble et l’oublieraient, reléguée à une anecdote de soirée, une erreur de jeunesse.

Ils devaient tout de même l’aimer encore un peu, car ils l’avaient empêché de passer le point de non-retour. Réalisant leur manque total de subtilité, ils avaient cessé de mettre la maison sens dessus dessous et de trier leurs affaires respectives. A la place, ils étaient tous les trois parti à la plage pour de longues vacances. Loin de chez eux, loin du divorce, et loin des raisons qui les avait conduit dans cet exil paradisiaque.

Le camping n’avait rien d’exceptionnel, mais c’était pour Émilie une grande bouffée d’air bienvenue. Ils s’étaient fixés comme règle de ne surtout pas parler du divorce et de faire comme si ils étaient une famille unie, pour la dernière fois. Elle avait accepté de jouer leur jeu, sa culpabilité se muant peu à peu en ressentiment. Au cours des deux mois de ces vacances d’été, elle avait pu observer leur hypocrisie. Ils avaient tant joué la comédie que c’était pour eux une seconde nature, mais à présent qu’elle les observait avec attention, leur fille voyait clair dans leur jeu.

Les regards assassins qu’ils se lançaient, les remarques en apparence innocente qui faisaient tiquer l’autre, les remarques acerbes qui étaient ravalées au dernier moment… Personne ne remarqua quoi que ce soit, mais Émilie notait tous ces petits tics qu’elle avait ignoré toutes ces années. Son humeur s’assombrit encore plus, tandis qu’elle évitait de plus en plus de se retrouver avec ses deux parents en même temps. Chacun de leur côté ils étaient supportables, mais elle ne parvenait pas à faire aussi bien semblant lorsqu’elle était témoin de leur manège.

Ce camping avait eu un aspect positif, quelqu’un qui maintint sa tête hors de l’eau. Un garçon rencontré la deuxième jour sur le site, qui était arrivé à peu près au même moment. Il avait un grand frère, de quelques années son aîné, et ils passèrent beaucoup de temps ensemble. Elle n’avait pas eu beaucoup d’amis, chez elle. Elle s’entendait bien avec certaines de ses camarades de classe, mais sa maison était trop isolée pour créer des liaisons profondes, et elle ne s’était jamais sentie particulièrement proches d’elles.

Avec ce garçon, c’était différent. Ils étaient tous deux de passage, vivant dans des endroit complètement opposés de la France. Il y avait peu de chances qu’ils se revoient un jour, alors ils pouvaient se permettre de faire tomber les faux-semblants et les mensonges nécessaires à la création d’amitiés. Émilie trouva plus que tout un réconfort dans l’honnêteté brute de cette relation après tout ce temps vécu dans le mensonge. Elle ne se gênait pas pour leur dire des choses crues, déplacées, ou leur crier dessus quand ils l’énervaient. Et ils faisaient de même.

Grâce à eux, elle reprit goût à la vie, le sourire effacé de son visage se redessinait lentement. Plus elle passait de temps en compagnie de ce garçon, plus elle se sentait étouffée chez elle. Le souvenir des montagnes verdoyantes s’élevant jusqu’aux nuages était soudain devenu plus claustrophobique que le terrain de quelques mètres carré qui leur était réservé au milieu d’autres familles sans visages. Elle se prit à rêver de partir, de plonger dans l’océan pour ne jamais revenir. Rien à voir avec ses idées noires, elle ne cherchait plus à faciliter la vie de ses parents. Elle voulait juste s’éloigner d’eux, s’éloigner de leurs mensonges et vivre de liberté et de franchise.

L’été avait filé à toute vitesse. Avant même qu’Émilie ne le réalise, les nuages couvrirent le soleil réconfortant, annonçant la fin de ce répit. Un soir, la veille du départ, elle avait marché longtemps sur la plage avec le garçon. Ils avaient parlé de tout, de rien. Elle s’était peu ouverte sur la tempête qu’elle était en train de traverser. Elle ne voulait pas être prise en pitié, surtout pas. Même si elle savait que ce n’était pas son genre, quelque chose l’avait empêché jusqu’à ce soir-là.

Elle lui avait parlé de tout, de ses parents qui ne s’aimaient plus, de leur divorce, d’elle qui ne savait quoi faire. Cela lui avait fait un bien fou. Elle se demanda pourquoi elle ne l’avait pas fait plus tôt. Puis elle lui avait demandé de s’enfuir avec elle. Bredouillé une bêtise à propos de la musique, et d’eux deux vivant par leur propre moyens, sans se reposer sur les adultes égoïstes. C’était une bouteille jetée à la mer devant elle, mais en laquelle tous ses espoirs reposaient. Elle n’était pas certaine d’avoir la force de franchir le pas par elle-même, mais si ce garçon à qui elle pouvait tout dire la rejoignait dans cette folle aventure, alors peut-être…

Évidemment, il avait refusé. Il avait des parents aimants, un grand frère fraternel, et des amis qui attendaient son retour pour qu’il leur raconte ses vacances. Il n’avait rien à gagner à abandonner sa vie derrière lui pour suivre une fille qui n’était qu’une inconnue deux mois plus tôt. Elle ne savait pas ce à quoi elle s’attendait. Qu’il tente de la décourager, peut-être. Qu’il trouve les mots justes qui l’aident à tenir. Elle avait rigolé, prétendu que ce n’était qu’une blague, pour qu’il ne se sente pas trop mal ou que pire, il prévienne ses parents. Ils se firent des adieux gênés, puis elle lui promit qu’ils se reverraient, un jour ou l’autre. Il sembla la croire.

Puis ils étaient rentrés dans leurs montagnes, et la vie reprit son cours. Son père déménagea dans le village voisin, en attendant que son poste à la capitale soit validé. D’après le contrat, Émilie devait vivre une semaine chez l’un, puis une semaine chez l’autre, tant qu’ils ne vivaient pas trop loin. Ensuite, elle devrait choisir le parent avec qui elle resterait la plupart de l’année, ne visitant l’autre que pour d’occasionnelles vacances. Elle avait l’impression qu’ils faisaient tous deux en sorte qu’elle aille avec l’autre, pour se débarrasser d’elle. Finalement, elle s’en fichait. Son ressentiment s’était mué en mépris, et ils pouvaient prendre cette décision pour elle, comme ils l’avaient fait avec le reste.

En attendant, c’était le dimanche après-midi, veille de la rentrée, et elle devait se rendre chez son père. Elle avait enfourché son vieux vélo et était sortie de chez elle sans même embrasser sa mère. Elle était partie avec le strict minimum, la moitié de ses affaires se trouvant déjà chez lui. Néanmoins, elle regrettait de ne pas avoir pris un sac à dos, car celui qu’elle avait passé sur son épaule la déséquilibrait et rendait encore plus difficile la montée.

Un dernier coup de pédale, et elle atteignit le sommet du col. Elle s’arrêta là pour reprendre son souffle et admirer la vue. Le village se trouvait tout en bas d’une longue pente. D’ici, il paraissait minuscule, comme si elle pouvait l’écraser sous sa main. Il était encaissé au fond d’une vallée, avec comme seul lien vers l’extérieur les fils électriques qui suivaient le parcours du chemin de terre. Les nuages projetaient une ombre qui plongeait les habitations dans une nuit précoce.

Elle voulu s’amuser à discerner des formes dans nuages, mais la large chape laiteuse qui couvrait le ciel ne lui donnait pas beaucoup de matériel. Elle s’imagina une gigantesque couverture destinée à garder au chaud la bouillotte qui se détachait du reste du groupe, constitué d’une nuée de chauves-souris cherchant désespérément à percer le plafond plutôt qu’à s’y percher.

Elle allait un peu mieux, toujours assoiffée mais sa respiration était revenue à la normale. Elle projeta son vélo en avant d’un petit coup de bassin et se lança dans la longue pente. Ce fut à ce moment que l’averse commença. Doucement d’abord, et Émilie écarta les bras pour profiter de ce rafraîchissement tant attendu. Elle ouvrit la bouche et bascula sa tête en arrière pour tenter de boire quelques gouttes, mais son vélo tangua dangereusement et elle abandonna cette idée.

Elle savourait cette sensation de vitesse, le vent qui allait à sa rencontre, impuissant face à son avancée inéluctable. Un chien se mis à courir à sa poursuite à un moment, mais il était trop court sur pattes pour lutter contre un vélo lancé à toute allure. Elle ne touchait pas aux freins, laissant la gravité lui faire gagner toujours plus de vitesse. Et elle réalisa alors que c’était cela qu’elle recherchait, cette sensation exacte. En cet instant, elle pouvait tout faire, rien ni personne n’était en mesure de l’arrêter. Elle n’avait de comptes à rendre à personne, et se fichait du monde trouble qui défilait en périphérie de sa vision. Rien d’autre n’existait que cette route, cette vitesse et son voyage.

Elle dépassa la maison que son père louait sans s’arrêter. Elle n’avait plus de destination. Désormais, elle vivrait selon ses termes.



Notes de l'auteur : Cette histoire a pris une tournure imprévue. Au fil de l'écriture, j'ai réalisé qu'elle avait beaucoup de similarités avec un autre conte, alors j'ai décidé de connecter les deux. Voyez-vous duquel il s'agit ?
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