« Qu’est-ce que tu crois qu’il va nous arriver ?

— J’en sais rien, Hawan, c’eest toi qui est le plus âgé de nous deux. T’as pas une petite idée ?

— Ne soit pas si dure Sheili, j’ai peur moi aussi. Tout ce que je sais, c’est que ceux qu’on envoie à Chitipati ne reviennent jamais.

— Et tu ne préférerais pas t’enfuir ?

— N’essaie même pas, gamine, l’admonesta l’un des deux guerriers qui les escortaient. Ton petit manège ne t’as valu que d’être attachée, mais si tu essayes quoi que ce soit je n’hésiterai pas à te briser les deux genoux.

— Brute, rétorqua-t-elle en lui tirant la langue.

— Tu devrais plutôt être heureuse, tu vas être réunie avec ta mère. Ou peut-être pas.»

C’en fut trop pour Sheili, qui sauta sur le garde pourtant trois fois plus grand qu’elle. Avec ses mains attachées dans le dos, ses options et sa mobilité étaient limités. Elle se jeta tête la première contre son ventre nu aux contours parfaitement dessinés. Sous la surprise, il se plia en deux et expulsa tout l’air de ses poumons. Loin d’en avoir fini, elle chargea à nouveau en direction de son cou découvert, toutes dents dehors.

L’homme ne dû sa vie qu’à la rapidité de réaction de son compagnon, qui saisit la petite fille par le coup et la souleva de terre. Elle continua de se débattre, fouettant l’air de ses longues nattes et parvenant à gifler son geôlier avec les broches qui retenaient ses cheveux. Mais la poigne de l’adulte était bien trop puissante pour qu’elle puisse s’en défaire. Il ne l’étranglait pas, mais la tenait à sa merci, trop loin pour que ses coups de pieds frénétiques ne l’atteigne.

« Petite peste ! vociféra l’autre.»

Il armait un coup destiné à lui rendre la monnaie de sa pièce, mais celui qui la tenait l’arrêta de sa voix grave.

« On va en rester là. Tout le monde est calmé ?»

Sans lui laisser la possibilité de répondre, il lâcha Sheili qui s’effondra au sol, haletante. Alik, celui qui avait insulté sa mère, cracha sur le sol devant elle et lui tourna le dos. Elle ravala ses larmes de colères et se remit debout avec que Shalak ne la relève de force. Les yeux humides de son humiliation, elle lança un regard assassin à Hawan, qui détourna lâchement le sien.

« Merci pour rien, lui décocha-t-elle tout de même d’un ton acerbe.

— Que voulais-tu que je fasse ? Mes mains sont attachées comme les tiennes et j’aimerais arriver devant le dieu sur mes deux jambes.»

Ils se replongèrent ensuite dans un silence pesant. La fièvre de Sheili s’était aggravée et sa tête la lançait horriblement. Mais elle ne laissait rien paraître, pas devant les autres. Ce n’était rien d’autre que de l’orgueil mal placé, ils avaient parfaitement conscience de son état. Mais Hawan devait être au moins aussi mal en point qu’elle, et il ne se plaignait pas, alors ce n’était pas Sheili qui allait commencer.

Ils cheminèrent toute l’après-midi sur une route rocailleuse sous un soleil de plomb. Leur dernière marche de condamnés était tout sauf plaisante, c’était même une torture. La fièvre ne faisait qu’empirer les choses, troublait sa vision et faisait tanguer les collines à la frontière de son champs de vision. Hawan s’était mis à clopiner, l’une de ses jambes soudain trop faible pour soutenir son poids.

Ils atteignirent l’orée du cimetière à la tombée du jour. Les tombes s’étendaient à perte de vue, des pierres levées gravées du nom des morts, décorées par ceux qui leur étaient chers. Il n’y avait aucun corps enterré là, car les mourants rejoignaient Chitipati dans sa maison qui dominait le champs tombal. L’unique construction aux alentours, le sépulcre était de briques jaunes, couvertes de sable et de poussière qui s’envolait continuellement au gré du vent, sans altérer la structure.

La maison avait trois étages, dont un souterrain. Seul celui du milieu, qu’on accédait par la grande porte jamais fermée, était habité par le dieu. C’était là qu’il accueillait les sacrifices qui lui était fait pour décider de leur sort. La divinité avait décrété que les vieillards et ceux dont la maladie ne pouvaient être guéris lui soit offert, car veiller les morts était sa prérogative. On disait que si l’âme d’un être vivant quittait son corps sans qu’il ne soit recueilli par Chitipati, elle serait contrainte à errer sur Terre, s’érodant jusqu’à devenir malveillante.

« C’est des conneries, soutint Sheili. Ma mère pouvait parler aux esprits. Elle disait que le monstre dévorait les âmes de ses tributs, pour briser le cycle de réincarnation.»

A ces mots, Hawan pâlit. Alik frappa l’arrière du genou de la jeune fille avec le manche de sa guandao.

« Ça suffit, avec tes bêtises. Ta mère était folle et le village a failli encourir le courroux de Chitipati par sa faute !

— C’est vous les bêtes ! J’ai tout vu ! Quand elle est tombée malade, elle refusait de se livrer au dieu, alors vous l’y avez contrainte de force. Je l’ai vu se mordre la langue jusqu’à la mort sur le chemin, j’étais là ! Et depuis, aucune âme n’est venue vous hanter, vous voyez bien !

— Et qui nous dit que son âme ne s’est pas incarnée en toi, petite furie ? De toute façon, tu connaîtras bientôt la vérité.»

L’inquiétude de Hawan s’était muée en peur panique. Il tremblait comme une feuille, pas seulement à cause de son mal. Il jetait des regards désespérés de tous côtés, mais il ne s’arrêtait que sur des tombes muettes. Bientôt, son nom serait sur l’une d’entre elles, et cela serait l’unique vestige de son passage sur cette terre dans cette enveloppe. Sa foi lui soufflait que ce n’était qu’un nouveau commencement, mais les mots de Sheili faisaient vaciller la flamme de sa croyance.

Une fois devant l’imposante habitation, les deux jeunes résistèrent vainement, car leurs deux gardiens les poussèrent sans ménagement à l’intérieur. Affaiblis par la maladie et leur longue marche, ils ne firent pas le poids. Ils se retrouvèrent allongés sur un sol sec et poussiéreux. L’entrée qu’ils avaient traversés n’était plus visible nulle part, et l’obscurité qui les entourait faisait peu à peu place à une lumière chatoyante. Ils avaient pénétré dans le monde des morts.

« Approchez mes enfants, je ne vous veux aucun mal.»

Ils étaient face au dieu. Chitipati. Assis en tailleur sur un trône fait d’un amoncellement d’ossements trop grands pour être humains, le titan les fixait de ses yeux rouges brillant de malice. Il était complètement décharné, sa peau étant indiscernable de son squelette apparent. Vêtu d’un simple pagne, sa peau sombre et ses traits séculaires empêchaient de lui donner un genre. Sheili avait entendu dire que Chitipati était à la fois homme et femme, et elle comprenait pourquoi. Il était les deux à la fois, même les accessoires et bijoux dont il était paré ne appartenaient simultanément aux deux sexes.

« Je m’appelle Hawan Deiwi, ô grand Chitipati dieu miséricordieux et gardien des âmes. J’implore ta bienveillance envers cette misérable âme…»

Hawan s’était tout de suite prosterné face contre terre et récitait sa litanie apprise par cœur à la divinité qui paraissait éternellement furieuse. Sheili s’agenouilla également, mais garda la tête haute et observa le dieu. Malgré sa stature imposante et la mise en scène qui réclamait le respect, l’entité à laquelle la jeune fille faisait face ne lui semblait pas si suprême. Sa silhouette était rachitique et elle s’appuyait lourdement sur un sceptre fait d’ossements représentant une moitié de soleil. Sur la peau étirée de son cou, elle pouvait distinguer des traces de la décapitation du couple de la légende. La cicatrice qui attachait la tête au corps était faible et pouvait lâcher à tout moment. En réalité, Chitipati lui apparaissait fatigué, et faible.

Cela se passait encore mieux qu’elle ne l’avait prévu. Les offrandes devaient se présenter les mains liées en signe de l’abandon de leur sort au mains divines, mais elle soupçonnait à présent que c’était également pour empêcher les plus réticent dans son genre de s’en prendre à ce reliquat qui leur tenait de dieu. Heureusement, elle était venue préparée. Elle n’avait bien sûr pas pu prendre de couteau de métal, Chitipati étant connu pour honnir l’acier, et elle se doutait qu’une telle arme n’aurait pas pu passer outre sa surveillance.

Néanmoins, elle possédait encore l’étrange outil qu’un médecin de passage qui avait tenté de la soigner avait laissé négligemment proche de son lit. La lame était sculptée dans l’os d’un animal inconnu, et s’avérait à la fois robuste et tranchante. Elle avait de légères coupures sur le bras à force de dissimuler son arme dans sa manche, mais elle pouvait endurer si peu. Ce n’était rien à côté de la migraine qui altérait ses capacités de réflexion. Le médecin avait échoué à guérir son mal, mais avait laissé derrière lui quelque chose de plus précieux encore aux yeux de la fillette. De quoi venger sa mère.

Elle défit ses liens, la lame tranchant aisément la corde pensée pour ne lutter que contre la force d’une enfant. Elle conserva toutefois ses mains dans son dos, serrant si fort le couteau que ses jointures prirent la même teinte que la lame. Chitipati tendit vers elle une main squelettique terminée par des doigts acérés comme des griffes de tigre, et elle crut qu’il voulait lui trancher la gorge. Au lieu de ça, il passa la main dans ses cheveux et l’attira à lui, proférant des mots réconfortants dans sa voix d’outre-tombe.

Elle se laissa faire, grimpant péniblement la pile traîtresse des squelettes qui crissait sous ses pieds. Elle serait bientôt à portée de l’ire divine, mais l’inverse était également vrai. Encore quelques pas et…

«Qu’est-ce que tu fais ?»

Hawan devait avoir relevé la tête une fois son discours achevé. Elle était découverte. Il lui fallait agir tant que la surprise faisait encore effet. Réunissant ses dernières forces, elle sauta le plus haut possible, visant la cicatrice sur le cou du dieu de sa lame en os. A leur surprise commune, le tranchant pénétra dans la peau rugueuse et desséchée comme dans du beurre, sectionna sans difficulté la tête du Chitipati.

Tout était arrivé si vite, si facilement qu’il y eu un moment de flottement, ou chacun resta interdit. Puis le crâne aux trois yeux se détacha du reste de son corps. Elle tomba en avant, atteignant les mains suppliantes de Hawan, tandis que le corps bascula en arrière. La décharge d’adrénaline atteint enfin le cerveau de Sheili, qui exulta. Elle l’avait fait ! Sa mère était vengée, elle avait tué le dieu qui était à la source de toutes leurs souffrances ! Plus rien ne lui importait à cet instant, elle aurait pu se faire foudroyer sans que cela n’entache son bonheur.

« Pauvre enfant, mais qu’as-tu fait ?»

Le chef divin continuait de parler, même séparé de son corps. Elle le regarda, horrifiée.

« Je suis le protecteur du cycle de réincarnation, quelle folie cherches-tu à accomplir ?

— Tu ne dévoreras plus personne, monstre !

— Ma pauvre enfant, je ne puni que les voleurs et les menteurs. Ma tâche est de conduire les âmes vers l’élévation, et des mondes meilleurs.»

L’espace d’un instant, la détermination de Sheili vacilla. Avait-elle pu se tromper ? Non, sa mère pouvait parler avec les morts, elle n’inventait pas ses prédictions. C’était elle qui lui avait révélé la vérité à propos du dieu menteur. Il essayait de l’appâter, pour qu’elle baisse sa garde ! De fait, la montagne d’os commençait à trembler tandis que le corps étêté se remettait lentement debout. Elle devait finir ce qu’elle avait commencé !

Elle sauta au bas du trône et couru vers la tête que tenait Hawan, toujours incapable de bouger. Refusant d’entendre une autre fourberie, elle planta la lame dans le troisième œil du dieu. Le feu qui habitait les trois orbites s’estompa avant de disparaître complètement. Un fracas lui indiqua que le squelette sans tête avait rechuté, pour de bon cette fois.

Sheili espérait que sa mère, où qu’elle soit, puisse la voir et soit satisfaite de sa fille qui l’avait vengée. Elle-même ne pourrait pas savourer sa victoire longtemps. La pièce sans issue dans laquelle ils étaient tremblait et s’effondrait par endroit. Ainsi, elle mourrait ensevelie sous les décombres d’un temple divin. Cela lui convenait. De toute façon, l’adrénaline refluait déjà et elle sentait ses forces l’abandonner. La dernière chose qu’elle vit avant de sombrer dans l’inconscience fut le regard paniqué de Hawan, qu’elle venait de condamner à partager son sort.

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