18 mai 1284

Les rats. Ils sont partout. Je ne sais pas d’où ils sont sorti, quelle fosse d’immondices a pu produire pareilles horreurs. Il y a là plusieurs nichées, selon le vicaire. Il avait aussi dit qu’il ne voyait pas là l’œuvre du Malin, mais plutôt de décennies de négligences et de saleté amoncelée dans les rues. Je crois que s’il n’était pas un représentant du seigneur, il se serait fait chasser du village à coups de bâtons et de pierres.

Ce qu’il a dit n’a pas plu au maire, bien sûr. Père dit que c’est parce qu’il sait que c’est sans doute vrai. Mais il n’a pas non plus proposé de solutions. Il s’est contenté de constater l’impuissance de l’Église avant de nous abandonner à notre sort. Certains des mots prononcés à son encontre vaudraient des ennuis à plusieurs habitants s’ils parvenaient aux oreilles des autorités. J’étais de ceux là. Pas parce que je lui en voulais personnellement, mais parce que je ne supporte plus d’entendre des dizaines de petites pattes trotter sous le toit, transportant la maladie et la saleté dans leur sillage.

Il faut dire que nous été lents à quérir l’aide des hommes de Dieu. Mais comment nous en vouloir ? Un ou deux rongeurs, ce n’est rien d’extraordinaire dans un village de campagne, en particulier près des champs. Et nous, on ne fait pas bien la différence entre un rat et un mulot. Pour des charpentiers, c’est du pareil au même, de la vermine qui bouffe le bois et cherche à souiller notre art. On en voit un, on l’écrase ou on le chasse, et on n’y pense plus.

Quand ils ont commencé à sa multiplier, leur nuisance était encore soutenable. Une morsure de temps en temps, des récoltes abîmées, mais rien qui ne menace la communauté. Ce que personne n’avait pris en compte, c’était la rapidité avec laquelle le chiendent se propage. Le premier jour il n’y a que deux bestioles qu’on chasse d’un coup de pied, le lendemain elles sont quatre, puis dix, et soudain il y a trop de rats pour tous les compter.

L’un d’eux vient d’entrer dans l’étude. Il me fixe de ses yeux rouges malicieux alors que j’écris ces lignes. Ses deux billes incandescentes brillent d’une intelligence mauvaise. Sait-il que j’écris à son sujet ? Ses comparses l’ont-il envoyé pour m’espionner ? Il s’est à présent relevé sur ses deux pattes arrières et se tient debout, à la façon d’un homme. Il me provoque, c’est évident. Ses dents jaunes proéminentes sont comme une langue qu’il me tirerait pour démontrer son mépris.

Je me suis levé et je l’ai chassé. J’ai voulu l’écraser, étouffer ses moqueries sous mon pied, mais la vermine fut plus agile. Elle est parvenue à m’éviter avant de se réfugier dans un trou creusé au bas du mur. Ils sont partout, dans les murs, le plancher, peut-être même dans les livres. J’ai placé une lourde caisse devant l’entrée de sa tanière, mais je doute que cela ne soit suffisant. A partir de maintenant, je garderai ce carnet sur moi en tout temps, pour tenir à l’abri de ces voraces créatures l’histoire de leur présence ici.


21 mai 1284

Je sais déjà comment cela va se terminer. Si nous ne faisons rien, bientôt ils dévoreront notre nourriture, puis viendra le tour des nouveaux-nés, et enfin nous ne serons rien d’autre qu’un festin pour cette marée dévorante. Père refuse de quitter le village. C’est là qu’est sa vie, dit-il. Mais est-ce là qu’est la mienne ? Pour le moment, je suis ce qu’il me dit. Malgré tout, ils sont toujours plus nombreux.

Le maire du village a réuni ce matin l’apothicaire, le médecin et même la vieille cornue, qu’on pense être une sorcière. Il est prêt à tout, et si l’Église n’est pas prête à venir à son aide, alors il se tournerait même vers les rituels païens. Ils leur a ordonné à tous les trois de mettre au point un poison, des pièges, ou quoi que ce soit qui nous débarrasserait de la peste qui s’abat sur nous. Il leur a même promit tout le support de la communauté dans leurs recherches.

Je ne sais pas s’il a le droit de parler au nom de la communauté sans la consulter, mais personne n’a relevé. Les gens sont à bout, c’est évident. Le forgeron a mis des marteaux dans les mains de ses fils, deux vraies brutes, et ils écument le village à la poursuite des rongeurs. Dès qu’ils en repèrent un, ils se précipitent pour être le premier à en faire de la bouillie. D’autres veulent faire comme eux. Le temps que les têtes pensantes mettent au point une solution durable, les chasseurs veulent endiguer la propagation de ces choses.


25 mai 1284

Ça n’a pas marché. Et en même temps, comment cela aurait-il pu ? Pour un rat vaincu, une dizaine surgit des ombres pour emporter son cadavre. Ils se dévorent entre eux dans des caves que nous avons maintenant condamné. Grémory a été mordu hier. Pas une morsure isolée, comme nous avons tous eu. Il s’est fait submergé par une marée vivante qui enfonça des crocs comme une myriade de vaguelettes acérées. Heureusement, il va bien. Enfin, il est encore en vie. Le docteur dit que ses blessures sont superficielles, même si elle saignent beaucoup. Ce qui l’inquiète, c’est les maladies qui peuvent naître des pores exposés dans sa peau.

Quelqu’un est parti aujourd’hui chercher de l’aide ailleurs. Dans les villages voisins, on parle d’un dératiseur qui serait de passage dans la région. Je me méfie des gens dont le métier consiste à tuer, mais il s’agit là de créature démoniaques, incomparables avec des êtres humains. Viktor et Eloy sont parti le chercher, j’espère qu’ils le trouveront avant qu’il ne soit trop tard.


26 mai 1284

L’étude est saccagée. La caisse n’a pas tenu, et les horribles bêtes ont envahi la pièce. Les rats ont dévoré jusqu’au dernier ouvrage qu’elle contenait, y compris le livre de comptes de père, pourtant astucieusement dissimulé dans un tiroir. Il est effondré. Mon journal a survécu, mais je ne le lui ai pas dit. Il voudrait s’en servir et le perdrait aux pattes griffues des rongeurs. Je le défends avec ardeur, me servant d’un couteau pour repousser toutes les boules de poils qui s’approchent de moi.

Je n’en dors plus la nuit, de peur qu’ils en profitent pour s’immiscer dans l’intimité de mon couchage et me dévorer. Lorsque je parviens à fermer l’œil, c’est pour me faire réveiller quelques minutes plus tard par un couinement ou des grattements contre le mur. Il n’y a pas que moi, tout le village peine à trouver un instant de repos. Je peine à écrire, les mots se mélangent dans ma tête.


28 mai 1284

Il sont de retour. Le dératiseur est arrivé en fin d’après midi avec Viktor et Eloy. Son visage est dissimulé derrière une lourde capuche. Il ne m’inspire pas confiance, malgré ses habits bariolés qui a conquis les autres enfants. C’est un homme assez jeune, du peu que j’ai pu apercevoir de lui. Le maire l’a tout de suite convié chez lui pour discuter de notre problème. Ils discutent encore, quand bien même le soleil est couché depuis longtemps.

L’agitation qui s’est emparé du village désoriente les rats. Ils courent toujours les rues, mais se concentrent dans le bourg, délaissant les habitations les plus éloignées, dont la mienne. Une annonce sera faite au matin, je vais tenter de dormir un peu pour faire venir l’aube plus vite.

29 mai 1284

Il a accepté. Je ne connais pas la somme qui lui a été promise, mais elle est assez importante pour que plusieurs villageois fassent part de leur indignation, même dans la situation qui est la nôtre. Père estime que c’est un prix justifié, le prix du désespoir. De plus, il ne sera payé qu’après nous avoir débarrassé de tous nos rats. Il a promit qu’il s’en occuperait cette nuit et qu’au matin, tout ne sera qu’un mauvais souvenir.

L’étrange homme a imposé de travailler seul, et que nul ne devait le chercher par la fenêtre, peu importe ce qu’on entendra. Ses méthodes sont peu conventionnelles et échoueraient si un non-initié venait à perturber son œuvre. Il nous a tous fait promettre, sur la place du village. Je m’en fiche. Tout le monde s’en fiche. Si pour exterminer la vermine il nous demandait de nous réunir et de danser nu dans un champs sous la pleine lune, nous l’aurions fait.

Bien qu’il me paraisse suspicieux, je peux respecter son désir de garder les secrets de son art. Cette nuit, je ferais comme tous les autres. Je me glisserai dans mon lit et laisserai les cris d’agonies de ces pestes me bercer.


30 mai 1284

Je l’ai vu. Je sais bien qu’il ne fallait pas, qu’il avait explicitement demandé à ce que cela ne se produise pas. C’était un accident. Une musique m’a réveillé, moi qui dormait du sommeil du juste. La nuit était avancée et pourtant claire, car la lune brillait sur la campagne. L’esprit embrumé, j’ai voulu connaître la source de cette musique, oubliant alors la promesse que j’avais faite au dératiseur. Je n’ai écarté mon rideau que très légèrement, mais le mal était fait.

J’ai vu la masse grouillante qui se mouvait comme une immense créature. Il y en avait tellement ! Ils se marchaient les uns au dessus des autres, grimpaient sur les murs et les toits pour ne pas perdre le rythme. La sombre nuée gonflait et diminuait à la manière d’une respiration effrénée. A la lueur lunaire, je distinguais les nuances qui marquent les différentes nichées de rats.

Certains avaient la fourrure noire d’encre, d’autres gris d’argile et d’autres encore blanche de cendres. Je n’en avais jamais vu deux différents ensemble auparavant, et les voilà qui ne se souciaient plus de la couleur de leurs voisins. Ils n’étaient plus qu’un respirant d’un souffle. Partageant les mêmes yeux rouges. Des milliers d’yeux qui étaient fixés sur une silhouette qui avançait calmement, dirigeant la cohorte macabre.

Il avait troqué ses attributs colorés pour une simple tunique maintes fois salie. Il m’aurait été impossible de le voir si ce n’était pour la pleine lune qui illuminait ses traits blasphématoires. Il se tenait sur deux jambes comme un humain, mais il n’en avait que la semblance. Des longs membres couverts d’une épaisse fourrure, des mains pourvues de griffes en guise de doigts, une longue queue ignoble jaillissant de son bas-dos, et surtout ce visage.

J’ai vu assez de rongeurs pour une vie. Quand bien même je parviendrais à tous les oublier, cette face restera dans ma mémoire car elle y est marquée au fer blanc. Sa face allongée se terminant en un museau d’où sortaient deux incisives, ses oreilles qui tenaient plus de la voile que de l’organe, et ses yeux. Ses yeux rouges sans pupilles qui perçaient l’obscurité plus puissamment que la kyrielle de créatures qui formaient sa suite. Un homme-rat.

C’était lui qui jouait de la musique. Il portait à ce qui lui servait de lèvres une flûte traversière faite d’argent, la même qu’il portait durait le jour. C’est ainsi que j’ai reconnu le dératiseur. Il jouait sans faiblir, une musique douce mais qui n’avait rien d’une berceuse. Chaque fois qu’il respirait, son auditoire frémissait, menaçait de se disperser mais se recomposait dès la note suivante. Il les dirigeait, comme un père dirige son engeance.

J’ai rejoins mon lit sans plus tarder, conscient que ce roi des rats pouvait lancer sa garde grouillante à mes trousses s’il remarquait mon éveil. Je me suis forcé à ignorer cette mélodie aux sonorités mortifères, mais je n’ai pu me rendormir.

Au matin, j’ai tout révélé à Père. Je ne pouvais pas taire ce que j’avais vu, même si cela signifiait briser une promesse. Les rats marchaient parmi les hommes, cela ne pouvait qu’être une funeste augure.

Lorsque le dératiseur s’est présenté au maire ce matin, il revêtait de nouveau son masque d’humain qui ne bernait plus personne. Il annonça avec orgueil que les rats s’étaient tous, sans exception, noyés dans la rivière qui borde la forêt. Il eu ensuite l’audace de quémander son paiement ! « Sans exception ? J’en vois pourtant une qui se dresse devant moi.» avait rétorqué le maire. Et sans plus de ménagement, ils l’ont chassé du village. J’ai pu lui lancer la pierre à laquelle le vicaire avait échappé. Elle le toucha là où devait se trouver sa queue, mais cela n’arrêta pas sa course. Il disparut dans la campagne, se terrer là où nous ne pourrons pas le retrouver. Notre problème de rat est définitivement résolu.


26 juin 1984

Cela fait plusieurs semaines que je n’ai pas repris ma plume. Il y eu tant à faire, tant à reconstruire. Aussi petits fut-ils, les dommages occasionnés par les des démons m’ont semblé ne pas avoir de fin. La famine fut évitée de peu, et tant de charpentes étaient grignotées qu’il m’a fallu assister Père presque tous les jours pour honorer ses délais.

La lune est haute dans un ciel sans nuage, et pourtant je peine à m’endormir. Cela me permet au moins de poser mes pensées sur le papier sans consumer une bougie.

L’homme-rat me hante toujours, mais il n’a pas reparu depuis. Il doit avoir quitté le pays, ou peut-être s’est-il fait dévorer par un gros chat. Je préfère ne pas beaucoup y penser, même si le traumatisme n’est plus aussi présent des derniers jours. J’ai encore l’impression d’entendre sa mélodie entêtante, je ne suis plus capable d’écouter une flûte sans y penser.

Encore maintenant, c’est comme s’il est de nouveau dans la rue à hypnotiser des milliers de petites créatures pour les mener à leur mort. Il me semble entendre une musique différente, entraînante. C’est un nouvel air, un que je n’ai jamais entendu auparavant. Et pourtant, on le dirait jaillir du même instrument. Cela signifie sans doute qu’il est plus que temps pour moi d

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