Rouler
Inspiration : “I’m standing, deeply humbled by the mighty powers of mother nature.” par Sofie Conte
Parfois je fais ce rêve. Plusieurs fois par semaine même. Je suis au beau milieu du désert, du sable à perte de vue. Je me trouve entre deux routes. Pas des pistes, non, des belles routes goudronnées bien noires. Elles vont en ligne droite, à moitié mangées par le sable. Au loin, tout au bout du chemin, le soleil se lève. J’ai du mal à regarder dans cette direction, la lumière me brûle les yeux. Autour de moi, il y a des traces de roues. Des dizaines, voire des centaines de pistes qui traversent le désert, posant leur marque dans le sable. Certaines débarquent sur l’une des routes sans défaut, et le sillon se transforme en tracé de sable. Il y en a tellement qui longent la route avec des mouvements erratiques, et si peu de pistes qui se perdent dans l’immensité. Comme si des automobilistes maniaques roulaient sur et à côté de cette route jusqu’à tomber à court d’essence.
Mais c’est là le problème. Je n’ai jamais vu une seule bagnole. Pas le gros 4x4 qui laisse des marques de pneus immenses, pas la jeep qui s’amuse à rester pile entre les deux routes. Même pas une moto. Des gars s’amusent à rouler comme des dératés dans mes rêves, mais dès que je m’endors ils se barrent tous. Sans rien me laisser, et pourtant je ne demande pas grand-chose. Une pauvre trottinette me suffirait. Juste de quoi rouler.
C’est ça le truc. Dans la vie, je suis un flippé. Je n’ai pas confiance en moi quand je suis au volant. Mes mains tremblent, la sueur couvre mes yeux. C’était bien la peine d’investir un mois de salaire dans ce foutu permis qui ne m’a jamais servi. Le mono m’a dit qu’il n’avait jamais vu quelqu’un aussi capable et stressé à la fois. Au bout du troisième essai, j’ai fait suffisamment illusion pour que l’examinateur me donne le précieux papier rose. Puis je l’ai rangé dans un tiroir et je ne le sors jamais. Même à vélo je suis un danger pour moi-même. J’ai réussi à péter les protections à force de tomber, c’est quand même fort. Tout le monde se fout de moi quand je le raconte, et je ne peux même pas leur en vouloir.
Alors ce que j’aimerais comprendre, c’est pourquoi j’ai à ce point envie de rouler dans ce rêve. J’ai entendu parler des concepts de catharsis et d’exorcisme de ses angoisses, mais ça ne correspond pas vraiment. J’ai été cherché dans la symbolique des rêves si deux routes dans un désert ont une signification particulière, mais je n’ai rien trouvé d’autre que des conneries creuses et généralistes. J’ai même été voir un soi-disant spécialiste des rêves qui m’a soutenu que c’était le signe d’une vie toute tracée sans ambition, ignorante des autres qui traceraient leurs voies à côté de la mienne. Je me suis retenu de lui parler de ma promotion imminente et de ma femme qui attendait notre deuxième enfant. Quand je lui ai demandé d’où venait mon irrépressible besoin de conduire dans ce rêve, il a parlé de mon envie d’être comme les autres, de les rejoindre malgré ma vie tracée. Je lui ai balancé son paiement à la figure avant de me barrer du bureau de cet escroc. Je n’étais pas encore désespéré au point de croire n’importe quel charlatan.
Puisque personne n’est capable de m’expliquer pourquoi je rêve de cet endroit, je dois trouver sa signification moi-même. Mais à chaque fois que je ferme les yeux pour les rouvrir dans ce désert, je me perds dans mon obsession fiévreuse. Souvent je marche, dans une direction. Il n’y a pas beaucoup de choix, honnêtement. Dos ou face au soleil, à gauche ou à droite de la route. Des fois, je me fatigue vite et m’effondre la tête dans le sable. D’autres fois, je marche des heures, voire des jours jusqu’à mon réveil. Il paraît que cinq minutes de sommeil équivalent une heure dans le rêve. J’ai passé des nuits de dix heures à marcher dans ce désert infini. Je n’ai même pas envie de calculer combien de temps ça fait. Je n’en sors jamais, évidemment, pas plus que je ne trouve de véhicule. Même une épave me suffirait, je n’en demande vraiment pas tant.
D’autres fois, je creuse comme un fou furieux sous mes pieds. Creuser dans le sable, une brillante idée. Avec mes pauvres mains j’arrache des poignées de grains que j’envoie voler dans le vent. C’est long, mais j’ai beaucoup de temps. J’ai parfois l’impression de creuser ma tombe, surtout lorsque les parois de sable s’effondrent sur moi. Je suis déjà mort sept fois par suffocation, mais ça ne m’arrête pas. Quand je reviens la fois suivante, le trou est rebouché. À moins que je ne sois à un autre endroit de la route, c’est difficile à dire. Tout se ressemble. J’ai fini par reconnaître certaines pistes d’après la forme des pneus ou les trajectoires, mais elles se répètent tant de fois qu’elles pourraient tout aussi bien parcourir l’entièreté du chemin.
Le besoin de rouler me dévore, comme si c’est le sens véritable de ma vie. Quand l’envie devient trop insupportable, j’effectue des roulades dans les dunes et je me roule en boule. Ça aide un peu, mais ça ne m’empêche pas de me consumer. J’ai beaucoup hurlé face à cette immensité sans limites. Elle ne me répond jamais, préférant me renvoyer le souffle du vent qui balaie le désert et me jette du sable dans les yeux.
Je tente de prendre le taureau par les cornes et de conduire. Si je veux tant conduire, je n’ai qu’à le faire en étant éveillé, et mon rêve sera satisfait. Alexandra monte avec moi, prête à prendre le volant si jamais je fais une crise de panique ou quelque chose dans le genre. Une précaution assez ridicule en fin de compte, puisque je ne suis même pas capable de démarrer l’engin. Mes doigts se crispent sur la clef et mon poignet est incapable de réaliser un simple quart de tour qui mettrait le contact. Je ne peux pas me résoudre à la mettre en danger, elle et son bébé. Je ne suis pas devenu soudainement un conducteur aguerri en rêvant de l’envie de conduire, quelle idée stupide.
Ce soir-là, je me retrouve à nouveau dans le même rêve, entre les deux routes, et les pistes me narguent. Qu’est-ce que je ne ferais pas pour rouler. Je ne demande pas grand-chose, juste un moteur et un peu d’essence, ça devrait être facile. Mais l’essence est à portée de main, juste sous mes pieds. Le pétrole, ça se trouve dans le désert après tout. Les mains jointes, je tombe au sol et plante mes doigts déjà mutilés par les grains tranchants dans le sable. Les mains pleines, je veux jeter le sable derrière mois mais dans un mouvement trop hâtif j’oublie de m’écarter et m’asperge le visage. Des milliers de petites particules emplissent mes yeux, me nez et ma bouche. Je tousse grassement du sable visqueux et en avale un peu, ce qui me refait tousser. Ce n’est pas la bonne façon de faire.
Je me remets debout et commence à détaler vers le soleil. Il se lève, il se couche ? Il est toujours suspendu à l’horizon, lançant sa lumière aveuglante comme une lame qui exacerbe la douleur de mes yeux rouges. Je dois avoir du sable dans les oreilles, mes tympans bourdonnent atrocement. Mes jambes finissent par me lâcher et je tombe dans le sable. Heureusement, je ne marche plus sur la route depuis que je m’y suis évanoui. Le choc de mon crâne percutant le bitume m’avait instantanément réveillé et garanti une migraine de plusieurs jours. Mes vêtements sont sales et partiellement déchirés, ma peau à nu accuse aussi le coup, mais je ne faillis pas. J’avance jusqu’à ce que toutes mes forces m’abandonnent. Et même là, je rampe en direction du soleil qui calcine mes rétines, en avalant des gorgées de sable à chaque fois que j’essaye de respirer. Il y a quelque chose là-bas, je le sais. Quelque chose qui me permettra de rouler. Une berline, un tank ou des rollers, tout me va. Il faut juste que je l’atteigne
Je me réveille en sursaut, le goût du sable encore sur la langue et dans la gorge. Je tousse violemment, et des gerbes de sables atterrissent sur mes mains griffées jusqu’au sang. Mes yeux sont brûlants et tout mon corps me fait mal. Je me palpe rapidement. Mon pyjama n’a rien, mais je sens distinctement en dessous des égratignures qui n’étaient pas là hier. Mes tempes me lancent. Je regarde le réveil. Il est cinq heures du matin. Alexandra dort encore à point fermés à côté de moi. Je me lève sans faire de bruit et n’allume la lumière qu’une fois dans la salle de bain. Je fais peine à voir. Mes yeux sont éclatés, je ne suis pas sûr que voir autant de vaisseaux sanguins soit normal. Tout mon visage est griffé et présente des ecchymoses aux endroits où j’ai percuté les bords de la route.
Je réalise soudain que je suis assoiffé. Sans attendre de descendre dans la cuisine, j’ouvre le robinet de la salle de bain et bois goulûment. Le goût de calcaire rince celui du sable, mais me donne l’impression d’avoir une bouche qui tient plus du minéral que de l’organique. Mes jambes encore tremblantes me mènent jusqu’au salon, où je m’arrête pour réfléchir. Ce n’est pas qu’un rêve. Le sable que je crache sur le tapis est bien réel, tout comme mes blessures. Cet endroit n’existe pas que dans ma tête, il est quelque part sur Terre. Je sais ce qu’il me reste à faire.
Je monte dans la chambre de Félix pour lui déposer un baiser sur le front, qui laisse quelques grains de quartz sur le visage de mon fils. Je fais de même pour Alexandra et lui dépose un mot, pour l’informer de ce que j’ai découvert et où je vais. Puis je redescends dans le garage, retrouver notre monospace. C’est la voiture d’Alexandra en réalité, mais je suis sûr qu’elle me pardonnera. Je vérifie rapidement que tout est en ordre, allume le contact et me lance dans le lotissement encore sombre. Mes mains ne tremblent pas, mon souffle est stable. Pas besoin de carte ou de GPS, je sais instinctivement où est le désert de mon rêve et ceux que je dois retrouver. C’est loin, avant de l’atteindre je vais devoir rouler.