Le Docteur
Inspiration : “Lost in the Abyss” par Jean Walter
Avec les années et l’expérience, il est devenu difficile de me surprendre. J’avais ouvert le Sanctuaire de l’Alchimiste depuis quatre ans, et ma réputation était établie. Mon établissement suivait les horaires de ses clients, les portes ne s’ouvrant qu’une fois le voile de la nuit tombé sur Londres. Les curieux s’agglutinaient pendant la journée, tentant de discerner quels mystères pouvait receler une herboristerie si bien située au cœur de la ville malgré ses rideaux toujours baissés lorsque le soleil était haut dans le ciel.
Les monstres fuient le soleil, et perpétuent leurs exactions sous le regard complice de la lune. Hors des carcans de la science conventionnelle, des créatures aberrantes rôdent dans les rues à la seule lueur des lampadaires. Il est donc naturel que les hommes qui chassent de pareilles créatures les affronte lorsqu’elles apparaissent à découvert. C’est initialement pour ces gens que je me suis installé à Londres en ma qualité d’Alchimiste. Les lames et la force brute suffisent parfois, mais les remèdes et poisons conventionnels sont bien trop limités pour ceux qui embrassent la vie de l’ombre.
À mon arrivée, je fus surpris d’apprendre que mes pairs se faisaient rares, la plupart ne parvenaient pas à survivre plus de quelques mois. Tous les monstres de Londres ne sont pas dénués de cerveaux et certains des plus malins comprenaient l’intérêt d’un vendeur de potions et d’épices de leur monde. Les vampires en particulier n’aimaient pas que l’on refuse d’accéder à leurs requêtes. Je ne commis pas l’erreur de mes prédécesseurs et acceptait de servir quiconque passait la porte avec une compensation pour mes produits. Ceci explique sans doute ma longévité, malgré les troubles que cela m’apportait avec les factions du jour.
Malgré ma clientèle hybride qui me donna l’occasion d’être l’un des érudits les plus renseignés sur les peuples de la nuit, je ne sus jamais vraiment qui était cet homme. Peut-être était-il humain, il en avait l’apparence. Mais il émanait de lui une aura que je ne saurais définir, et que même les plus impressionnants de mes clients ne parvenaient à égaler.
C’était un soir pluvieux, comme il y en avait souvent. Je venais de servir un bon client, et je n’attendais personne avant à peu près une heure. Il peut paraître surprenant que des hommes et femmes risquant leurs vies quotidiennement rechignent à affronter une petite averse, mais cela se vérifiait continuellement. Je voulais en profiter pour organiser la réserve, mais mon élan d’ordre fut arrêté net par le scintillement du carillon. Les hallebardes qui tombaient dans la rue n’avaient pas eu l’air d’avoir décontenancé cet homme qui laissait son manteau dégouliner sur le seuil de mon magasin.
Son physique n’avait rien d’extraordinaire. Un long manteau brun surmonté d’une cape de pluie et un chapeau haut de forme du même ton. Il avait dans une main un sac qui ressemblait aux trousses d’outils des médecins. De son visage, je ne peux me rappeler que la paire de petites lunettes rondes qu’il portait sur son nez, le reste étant irrémédiablement trouble. Néanmoins, le regarder était comme plonger le regard dans un abysse insondable, qui refusait de me regarder en retour. Il écarta les pans de son manteau, révélant un veston noir et la chaîne qui témoignait de son appartenance à l’ordre des médecins.
Je fus décontenancé par cet individu. Il avait l’air d’un médecin tout à fait ordinaire, même son apparition à une heure tardive n’était pas hors du commun. Les protecteurs de la vie avaient bien souvent des horaires tout sauf ordinaires, et devaient plus souvent qu’on le penserait fouler les pavés sous la lumière des lampadaires pour répondre aux urgences. C’est pour cela qu’un grand nombre de soignants étaient sensibles à ce qui rôde à la lisière des éclairages, mais choisissaient sciemment de l’ignorer. S’il était l’un de ceux-là, attiré par la lumière s’échappant de ma vitrine, il allait vite réaliser les limites de son expertise en termes de décoctions et onguents.
Toutefois, quelque chose se dégageait de cette personne. Une assurance, ou une sensation d’appartenance. Il n’était pas perdu, le Sanctuaire de l’Alchimiste était sa destination. Il s’est dirigé directement vers moi et m’a demandé d’une voix très cordiale si je possédais de la belladone. Cette première demande me déstabilisa un peu plus. Ce n’était ni une plante illégale, ni difficile à trouver. Je l’utilisais dans de nombreux poisons, mais ce n’était que rarement que la plante faisait partie d’une commande. Lorsque j’acquiesçai, il ouvrit son sac et en extirpa une farandole d’outils ainsi qu’une main arrachée parcourue de vaisseau violacés.
— Puis-je vous emprunter une pièce de travail, si cela ne cause de trouble ?
Sa voix si cordiale tranchait avec le matériel macabre qu’il venait d’extraire d’une trousse à outils qui semblait bien trop petite. Cela dit, la main pâle et griffue ne provenait certainement pas d’un humain, et j’eus la confirmation qu’il agissait lui aussi la nuit. J’accédais à sa requête et le dirigeais vers mon bureau personnel, où je confectionnais mes mélanges. Le temps qu’il installe ses affaires je récupérai quelques feuilles et un bocal de baies de belladone. Je restais pour observer son travail, le bureau étant adjoint au magasin. J’étais curieux de voir ce que cet homme comptait faire avec ces outils que je découvrais pour beaucoup, ma belladone et cette main tranchée.
Il commença par écarter la peau avec une maîtrise experte de ses pinces, puis il récupéra dans un flacon de verre le contenu de l’une des trop nombreuses veines, un liquide visqueux et sombre qui peinait à couler. Une fois la veine vidée, il y injecta un liquide bleuté à l’aide d’une seringue métallique, puis il pressa des baies entre ses mains gantées pour les passer dans le même instrument. Il injecta le jus de baies dans la même veine qui brillait d’un éclat bleuté et les fluides se mélangèrent. Malgré les extrémités cousues, le liquide turquoise suintait au niveau de l’extrémité sectionnée, mais les baies de belladone coagulèrent le flot à une vitesse incroyable. Avec un souffle de triomphe, l’homme avait récupéré le mélange globuleux dans un nouveau flacon et avait comparé les deux. D’abord à l’œil, puis en y ajoutant divers réactifs que je ne reconnus pas. Lorsque tous ses tests s’avérèrent concluants, il rangeait la main dans sa trousse, nettoya rigoureusement son matériel et se releva pour me serrer la main.
— Votre assistance m’a été précieuse, Alchimiste. Dites-moi votre prix pour la belladone et l’usage de votre bureau, mais soyez bref, on m’attend urgemment.
— Je n’ai pas fait grand-chose… Si vous me laissez l’un des deux flacons que vous avez extrait de cette main, cela constituera un paiement suffisant.
Il hésita un court instant avant de plonger sa main dans sa trousse et d’en ressortir l’un des flacons remplis de liquide sombre, qu’il me tendit. J’eus à peine le temps de regarder l’intérieur de la glace que l’homme repartait dans la nuit, au plus fort de l’averse. Je le regardais s’éloigner dans la chaleur de mon établissement. Il marchait à pas vifs mais sans courir, la pluie frappait inlassablement son manteau sans parvenir à l’importuner. Je n’ai pas pensé beaucoup de cette rencontre ce soir-là, un autre visage anonyme et étrange parmi d’autres. J’ai entreposé le flacon, convaincu de pouvoir percer ses secrets, et repris mon travail habituel comme de nouveaux clients poussaient le pas de ma porte. Un groupe de chasseurs de la reine, à moins qu’il ne s’agît de sorciers.
Le jour suivant, je m’attelais à la chimie de l’échantillon. J’espérais que la belladone ne s’était que mêlée au fluide bleu sans échanger des molécules, auquel cas la séparation allait requérir des prouesses d’inventivités. Je commençais par chauffer le liquide visqueux et tentai les techniques de séparations conventionnelles, sans succès. Une expérience me prouva que l’échantillon avait conservé les propriétés de la belladone, mais il semblait impossible d’extraire le jus de baie du liquide bleu, et je ne pouvais prendre le risque de le porter à ébullition, ignorant le seuil de l’autre fluide. Après des heures à expérimenter tout ce qui me venait à l’esprit, je fus contraint d’abandonner et regrettai d’avoir demandé ce paiement. Son hésitation avait été si courte que j’aurais dû me douter que quelque chose était louche. Il savait, de toute évidence, que je serais incapable d’élucider ce mélange. Je passai à autre chose, me rassérénant à l’idée que je n’avais perdu que quelques baies de belladone et que cela m’avait mis face à ma propre ignorance, une importante leçon. J’oubliais l’individu, ne pensant pas le revoir un jour.
Pourtant, il repoussa la porte de mon herboristerie quelques mois plus tard. J’étais en train de servir un couple de cultistes d’Azog des herbes leur permettant d’entrer en communion avec leur patron infernal. Je ne l’ai pas reconnu tout de suite, malgré ses vêtements rigoureusement identiques. La pluie battait fort au-dehors, et c’est encore dégoulinant qu’il pénétra le seuil. Mes doutes s’évaporèrent sitôt qu’il releva la tête que mes yeux croisèrent les siens. Je compris rapidement qu’il venait pour le même type de requête. Cette fois, c’est de Gracilaria corticata qu’il avait besoin. Cela tranchait avec sa demande précédente, l’algue n’était pas des plus simples à se procurer et je n’en avais qu’une quantité limitée. Mon échec précédent en tête, je le prévins qu’il me faudrait une compensation financière conséquente cette fois-ci, ce qu’il accepta sans broncher. Je le dirigeai au même bureau que la première fois avec l’algue, mais ne pus assister à son expérience, il restait encore une demi-douzaine de clients dans mes murs.
Le dernier cultiste passait la porte quand il est ressorti de l’arrière-boutique. Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il avait bien pu faire, mais la moitié de mon bocal s’était volatilisée. Je lui annonçais le prix, et il aligna immédiatement l’argent sur le comptoir. Il ne semblait pas aussi pressé que la fois dernière, alors j’engageai la conversation.
— Qu’avez-vous découvert, cette fois ?
— Que les propriétés attribuées à la corticata par les ogres demandent des quantités bien trop élevées pour être réaliste, et qu’il ne faut pas faire confiance aux insulaires pour avoir le sens de la mesure.
— Vous frayez avec les ogres ? Mais qui êtes-vous exactement ?
— Nous avons plus en commun que vous ne le soupçonnez, Alchimiste. Je ne vends pas de décoctions, mais mes services de médecin, et comme vous je ne discrimine pas ma clientèle. Je suis confus, il semblerait que ma hâte de l’autre jour m’a fait manquer à tous mes devoirs. Je me prénomme Damian, mais il serait plus convenable que vous référiez à moi en tant que Docteur. Les titres survivent à l’épreuve du temps bien mieux que les noms dans le monde nocturne.
Je ne pouvais qu’abonder dans son sens. Peu ici connaissent mon véritable nom, mais l’Alchimiste est un point de repère pour tous mes clients passés et futurs. L’échange avec Damian s’allongea, nous conversâmes de parcours académiques, de recherche et des dernières avancées venant de l’Italie, menée par un certain Avogadro à l’avenir prometteur. Je découvris en cet homme un esprit scientifique aussi passionné que le mien par la poursuite des connaissances, bien au-delà de son intérêt médical. Je m’apprêtais à lui proposer un thé lorsqu’il dû me quitter. Je le regardais une nouvelle fois partir dans la pluie battante, satisfait de ma soirée et attendant sa prochaine visite avec impatience.
Et il revint, à de nombreuses reprises. Ses visites étaient irrégulières, il poussait parfois la porte de mon magasin plusieurs fois dans la même semaine, et je ne le voyais parfois plus pendant des mois. Ce n’était jamais des visites de courtoisie, bien sûr. Il avait toujours besoin d’une plante ou d’une potion peu ordinaire. Ses commandes devinrent bien plus précises et complexes, et il me faut bien admettre qu’il me poussa à de multiples reprises dans mes retranchements de maître en potions et herbes. Lorsque l’urgence ne le forçait pas à retourner à sa tache sitôt son travail achevé, nous échangions longuement, jusqu’à ce que l’un ou l’autre ne soit appelé ailleurs.
Il me confia un jour être entré dans mon herboristerie le premier soir par dépit, le Sanctuaire de l’Alchimiste étant le seul établissement ouvert à une heure aussi avancée dans la nuit, comme il aurait pu entrer dans n’importe quelle boutique. Mais mon expertise l’avait convaincu, et il avait décidé de se référer à moi pour toutes les requêtes liées à son travail. Je suis conscient de mes capacités, mais être reconnu par quelqu’un que je considère comme un égal sera toujours une source d’orgueil et de satisfaction, m’incitant à redoubler d’efforts pour satisfaire ce client exigeant.
Je lui parlais de mon parcours, de mes études et de ce qui m’amena à verser dans l’occulte, plutôt extensivement. Mais jamais il ne parla de lui. Même aujourd’hui, j’ignore tout de sa vie, de qui il est. Docteur Damian, spécialisé dans le surnaturel et homme de science, voilà l’étendue de mes connaissances sur sa personne. Je ne suis même pas certain qu’il y a plus à savoir. Il semblait avoir une existence à part, même dans ce monde d’absurde. Sa présence mettait les clients nerveux, en particulier les mages si confiant d’ordinaire. J’en vins à le soupçonner d’être l’avatar d’une divinité chthonienne, ou la divinité elle-même, ce à quoi il rit, sans toutefois le nier. Pour ajouter à son étrangeté, chacune de ses visites se faisaient sous une pluie battante, qui tombait parfois peu avant son arrivée. Il pleut souvent, à Londres, mais je n’ai jamais vu personne être systématiquement trempé jusqu’aux os. Je m’interroge souvent, vivait-il dans la pluie ou était-ce les trombes qui le suivaient ?
Je doute d’avoir un jour une réponse à ces questions. Voilà près d’un an que je ne l’ai pas revu. Le nom du Docteur circule encore dans les rumeurs, son activité ne semble pas s’être arrêtée. Peut-être n’a-t-il pas besoin de mes services. J’en étais venu à le considérer comme un ami, mais ce n’était à l’évidence pas réciproque. Bien que sa compagnie me manque, je lui suis reconnaissant pour ce qu’il m’a apporté. Au-delà des marchandises onéreuses qu’il payait sans hausser le sourcil, il m’enseigna nombre de choses sur les forces avec lesquelles il traitait, dont certaines dépassaient ma compréhension. Mais je ne désespère pas de le revoir, chaque fois qu’une violente averse frappe mes carreaux, je m’attends à le voir débarquer dans son manteau brun, inclinant légèrement son haut de forme pour me saluer.