Samir dévalait les escaliers de la tour du Cygne quatre à quatre, risquant à chaque pas de trébucher et de se briser le coup. Il ne risquait rien, il se savait suffisamment agile pour retomber sur ses pieds. Il venait de voir le navire des chevaliers d’Éole, le plus prestigieux des ordres de chevalerie de la cité-état de Waysol. Si leur navire-amiral revenait, cela ne pouvait signifier qu’une chose : le temps des sélection était venu !

La dernière fois que les glorieux chevaliers avaient accepté de nouveaux venus dans leurs rangs, Samir n’était encore qu’un enfant qui regardait les armures rutilantes avec des étoiles plein les yeux. Mais depuis ce jour, il s’était énormément entraîné dans le but de devenir un jour l’un de ces héros dont les légendes sont chantées dans toutes les tavernes de la ville. Chaque barde connaissait par cœur l’histoire d’au moins quinze chevaliers d’Éole, à chaque fois différents.

Pour intégrer leur corps, il ne suffisait pas d’être talentueux, intelligent ou vif d’esprit. Il fallait être tout ça à la fois, et plus encore. La perfection était le ticket de qualification, pas celui d’entrée. Ceux qui échouaient devaient se contenter de joindre l’un des douze autres ordres de chevalerie. Être fait chevalier était un honneur sans comparaison, même s’il s’agissait de l’ordre de Subja, l’ordre maudit. Bien sûr, tous les aspirants chevaliers ne cherchaient pas à adorer Éole, mais chaque enfant avait sa période.

Si les chevaliers de Strylom étaient les architectes des mécanismes complexes maintenant la cité debout et ceux de Liliar des chercheurs repoussant chaque année les limites de la magie, l’égide d’Éole était celle des combattants. Ils étaient les seuls à quitter les frontières du territoire de Waysol pour s’aventurer dans le vaste monde, taillant leur renommée à coups d’épées rayonnantes. Et c’était tout à fait normal pour Samir, fils du troisième prince, d’honorer le nom de sa famille du plus prestigieux des blasons.

La tour du Cygne était la plus éloignée de la capitale, et celle qui possédait le meilleur voit-au-loin. Il s’y rendait souvent pour observer le monde extérieur, observant avec attention des terres qui lui étaient interdites. Le vieux gardien de la tour, un chevalier de Clérole, avait tout d’abord été ennuyé par les visites fréquentes du jeune homme qui le perturbaient dans son travail. Mais la persévérance de Samir avait payé, et le vieux grognon tolérait maintenant sa présence. Il l’attendait même, bien qu’il ne l’avouerait jamais.

Le Palais de l’horizon était incroyablement rapide, alors il devait faire vite. D’ordinaire, l’apprenti chevalier descendait jusqu’au bas de la falaise au pas de course, prenait une barge pour rejoindre l’île de la cité, puis remontait les grands escaliers du même pas athlétique. Son temps s’améliorait toujours, il parvenait à rejoindre sa chambre en moins d’une heure lorsqu’il était en forme. Mais aujourd’hui il n’avait pas cette heure. S’il estimait correctement la vitesse du navire volant, et c’était toujours le cas, il lui restait moins d’une demi-heure pour se préparer et se présenter dans les premiers à la revue.

Au lieu de prendre le chemin sinueux qui menait vers le pied de la falaise, il s’engagea sur un autre rocailleux, pour arriver sur le plongeoir de la foi, un grand rocher qui formait une protubérance dans la falaise, au dessus du vide. Là, il se perdit un instant à admirer le paysage merveilleux qui s’étendait devant lui. Il avait beau le connaître par cœur, il ne se lassait jamais de cette vue.

La cité de Waysol était enfoncée dans un immense rocher ouvert en deux sortant de la mer. C’était le plus grand de la forêt d’îlots émergés qui bordaient la côte. L’architecture de la ville était tout en tours et en cercles, avec des toits pointus s’élevant vers le ciel. Certaines structures reposaient dans le vide, retenues uniquement par la force de la construction de laquelle elles dépendaient. La Ceinture, qui cerclait la ville intérieure, était un gigantesque hall couvert plongeant dans le vide, abritant la majeure partie de la population.

La cité intérieure était noyée dans les nuages, et seuls les plus grands bâtiments étaient distinguables. C’était là que les plus fortunés, les dignitaires et les chevaliers vivaient, mais c’était également le cœur de l’activité de la ville. Si on dormait dans la Ceinture, on travaillait dans la cité intérieure, ou à l’extérieur. Surplombant le tout, même la tour de l’Horloge, la Pierre Prospère trônait majestueusement.

C’était une pierre d’Éole, le symbole de la cité à la fois source de pouvoir et de fierté. Les pierres magiques adoptaient une grande variété de tailles et de formes, pour la plupart de la taille d’un grain de sable à celle d’un poing. Les pierres aussi grandes qu’un adulte se comptaient sur les doigts des mains, mais la Pierre Prospère était unique au monde. Haute de près d’une centaine de mètres et large de trente, son immense pouvoir était trop important pour être manié par un seul homme. C’est pourquoi un gigantesque dispositif la maintenait dans les airs, à la fois pour honorer son patron et pour déployer ses capacités à l’échelle de la cité-état.

Grâce à elle, Waysol était restée dissimulée au regard cupide du monde pendant des siècles, sélectionnant avec attention les rares élus dignes de se confronter à la souillure extérieure. C’était aussi la raison principale de l’architecture absurde de la cité, elle permettait aux ingénieurs de se livrer à leurs expérimentations les plus éclectiques sans le moindre risque. L’énergie excédentaire qu’elle irradiait en permanence était captée par des dispositifs coiffés au sommet des nombreuses tours bâties sur les îlots alentours, et alimentait la plupart des mécanismes qu’elles abritaient.

La seule structure qui osait dépasser la Pierre Prospère était le temple d’Éole, divinité protectrice de Waysol, dieu des vents et du changement. Selon la légende, c’était lui qui offrit la Pierre aux fondateurs de la cité, des réfugiés qui cherchaient à fuir les guerres qui ravageaient le monde. Pour l’honorer, ils lui bâtirent le plus grand des temples et lui dédièrent la vie de leurs élites, les premiers chevaliers de l’ordre d’Éole.

Samir sorti de sa bourse une pierre ressemblant à la Pierre Prospère, en bien moins grand. Elle avait la taille d’une noix, idéale pour être sertie sur une bague ou au bout d’un collier, mais elle était pourtant sans la moindre décoration. Une pâle lumière pulsait sous la surface turquoise. Le rythme des pulsations s’accéléra un peu quand le jeune garçon serra la pierre dans sa main et récita la formule avec confiance.

« Éole twarzla synel ! »

Ce qui signifiait quelques chose comme « Éole, donne moi des ailes ! » dans la langue oubliée des dieux. Les pierres étaient les catalyseurs du pouvoir des dieux, qui réclamaient des prières pour répondre aux appels de leurs adorateurs. Celle que venait de prononcer Samir était l’une des plus simples, qui s’avérait pourtant vitale dans une cité qui vivait à flanc de hautes falaises. Il ressentit l’essence de la pierre l’envelopper, et il s’élança dans le vide.

La sensation de voler était difficile à décrire. Ce n’était pas comme nager, ni comme marcher sur l’air. Son corps n’avait aucune influence sur ses mouvements, tout était régi par sa volonté. Il se déplaçait à la vitesse qu’il souhaitait, dans la direction à laquelle il pensait. Doser correctement l’accélération était un exercice difficile où l’excès de vitesse se terminait souvent très mal et dans un mur. La plupart des gens préféraient la sécurité d’un vol lent mais facilement contrôlable. Pas Samir. Il se déplaça aussi vite que la raison le lui permettait, au point que sa vision se troublait. Il esquiva de justesse un autre citoyen volant et un ballon qui s’élevait paresseusement dans vers le ciel.

Ne pouvant prendre la peine d’emprunter la porte d’entrée, il pénétra directement dans sa chambre par l’étroite fenêtre, ralentissant au dernier moment pour ne pas percuter à pleine vitesse la façade de l’académie. Il y retrouva Flenn et Élégie en train de discuter. Ils étaient tous deux assis sur son lit et fronçaient les sourcils. Élégie passait sa main dans ses cheveux bruns mi-longs, un tic qu’elle avait lorsqu’elle réfléchissait intensément à un problème.

« J’espère que je n’interromps rien, plaisanta Samir.

— Pas vraiment, répondit Flenn d’une voix absente. En fait, tu peux même nous aider. Tu vois…

— Peu importe, le coupa son ami, on verra ça plus tard. Les chevaliers d’Éole arrivent ! »

Cette annonce sorti instantanément ses deux compagnons de leurs réflexion.

« C’est pas vrai, maintenant ? demanda Élégie, abasourdie.

— J’étais à la tour du Cygne, et j’ai vu le Palais de l’horizon, aussi vrai que je te vois ! Même le vieux gardien me l’a confirmé. Va vite dans ta chambre, il faut qu’on se prépare.

— O-oui, j’y vais ! »

Elle quitta la pièce en trombe, se cognant dans la porte en voulant la traverser avant de l’ouvrir. Sitôt celle-ci refermée, les deux garçons se jetèrent sur leurs tenues d’apparat, des tuniques de soie brodées d’or avec des saphirs cousus au niveau du cœur. Flenn en avait trois, et Samir dix. Chaque saphir indiquait une distinction obtenue en surpassant tous les autres lors d’une évaluation, ou en faisant preuve de l’une des valeurs de la chevalerie de façon spontanée. Il ne lui en manquait plus que trois avant d’être diplômé de l’académie. Un parcours éclair pour son âge, où la moyenne est plutôt aux alentours de cinq saphirs.

Leur tenue impeccable enfilée, ils s’attelèrent à l’assemblage de leurs couronnes. Elles étaient principalement ostentatoires, destinées à démontrer le prestige d’un élève. Ces couronnes étaient des diadèmes possédant cinq encoches dans lesquelles il était possible de fixer des pierres. Il était coutume lors des cérémonies de sertir la couronne des pierres les plus grosses et les plus belles que l’on possédait, afin de se montrer sous son meilleur jour.

Flenn venait d’un milieu modeste, et n’était pas encore parvenu à se procurer une cinquième pierre, aussi il laissa l’encoche centrale vide. Samir possédait plus que cinq pierres de haut calibre, mais il aurait été insultant pour lui d’en prêter une. Les couronnes étaient un symbole d’honnêteté, il fallait se montrer tel qu’on était soi-même, sans chercher à minimiser ou embellir la réalité. Alors il ne proposa même pas, encochant dans sa couronne trois magnifiques pierres d’Éole, une de Strylom et une de Liliar aux extrémités.

Ils rejoignirent Élégie dans la cours de l’académie. Elle était vêtue d’une tenue similaire aux leurs, si ce n’était qu’elle possédait six saphirs et que sa couronne était bien plus diverse. Elle s’était même autorisé l’audace de sertir au centre une pierre de Subja, un geste de provocation qui ne passerait sans doute pas inaperçu.

« Tout est bon pour se faire remarquer, répondit-elle en haussant les épaules lorsque Flenn la questionna sur son choix. »

D’autres étudiants débarquaient déjà dans la cours en tenue d’apparat. Les nouvelles allaient vite, certains disposaient de réseaux d’informateurs efficaces, ou étaient passés maîtres dans l’art d’écouter aux portes. Pas question de se laisser distancer, pour les trois camarades. La revue n’aurait pas lieu dans la cour, mais au pied du temple d’Éole, comme c’est le cas pour la revue de son ordre. Ils quittèrent l’académie en se forçant à ne pas courir, ce qui rendit leur marche déterminée quelque peu comique.

Mais personne n’eut le temps de s’en amuser car un immense vaisseau projeta une ombre sur la ville. Il était interdit pour les bateaux volants de survoler les habitations, mais les chevaliers d’Éole disposaient d’un passe-droit évident. Alors que le vaisseau-amiral s’arrimait au deuxième étage du temple, une clameur parcourut les rues de la ville.Les gens se pressaient en direction de la tour de l’Horloge pour contempler leurs héros. Samir, Flenn et Élégie durent jouer des coudes pour se frayer un chemin jusqu’à l’escalier menant au temple.

Ils arrivèrent en avance au point de rendez-vous, surprenant mêmes leurs instructeurs qui s’apprêtaient à annoncer à tous les étudiants qu’ils devaient se présenter au temple. Ils se campèrent au centre du premier rang, vite rejoints par d’autres. Les mains dans le dos et les jambes fixées dans le sol, ils attendirent presque une heure, le regard droit devant, sans la moindre goutte de sueur. L’attente était insoutenable, et ils pouvaient entendre les retardataires arriver, d’autres apprentis céder et rompre leur pose. Ceux là avaient déjà échoués. Tous n’en étaient pas conscient, mais le test avait débuté.

Sire Léon de Synné, l’actuel commandant des chevaliers d’Éole, fit son apparition sur l’estrade dressée pour l’occasion. Un murmure de soulagement parcouru l’audience sans atteindre les premières rangées. Il examina chaque apprenti, les dévisageant de son regard qui semblait sonder leurs âmes. Ses sourcils froncés rendaient son expression indéchiffrable. Il semblait en colère, frustré ou ennuyé, à moins qu’il ne s’agissait de son expression habituelle. Finalement, il prit la parole d’une voix forte qui résonna dans le cœur de chacun d’eux.

« Cadets ! Me voilà devant vous porteur de terribles nouvelles. Le tact n’a jamais été mon fort, alors je vais y aller sans détour : aucun d’entre vous n’intégrera les chevaliers d’Éole aujourd’hui. »

Cette nouvelle fut comme un coup de fouet dans l’assistance. Certains élèves proches de Samir se plièrent légèrement, comme s’ils avaient reçu un coup au ventre. Il sentit le regard de Flenn et d’Élégie glisser dans sa direction. Eux ne visaient pas Éole, mais ils l’avaient tout de même accompagné et s’inquiétaient de sa réaction. S’il ne pouvait être l’un de ces chevaliers de légende, alors tout ce pour quoi il avait travaillé jusque là serait vain. Mais il ne flancha pas, ancrant son regard dans celui glacial du commandant.

« La seconde nouvelle est bien plus terrible, reprit Léon de Synné. Notre cité a été découverte, nous ignorons encore comment. La guerre est à nos portes, une alliance de plusieurs royaumes se met en branle dans le but d’assembler une armée à même de marcher sur nos terres, et de s’emparer de la Pierre Prospère.

Quelle que soit la voie que vous espériez prendre, c’est un choix que vous devez remettre à plus tard. Dans un an, vous formerez le nouveau corps d’élite de notre belle cité : les chevaliers de Waysol. Votre rôle sera d’assister les autres ordres de chevalerie en faisant usage d’un large éventail d’arts martiaux et de magie de bataille. D’ici trois mois, un examen sera tenu pour déterminer qui sera votre commandant, le meilleur d’entre vous. Puisse Éole guider vos pas.»

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