“Ça mord ?

— Ça mort.”

J’avais fini par adopter le salut des poicheurs du morlac. Ça avait été difficile, au début, de saisir cette subtile différence dans la prononciation du r de “mort”, mais l’accent est venu au bout de six mois. J’étais seulement venu me renseigner sur l’histoire du morlac à l’origine, mais le contraste entre le lugubre lac et la chaleur des habitants m’avait tant marqué que j’ai décidé d’y rester le temps d’écrire mon livre. L’immersion dans la culture locale a fait des merveilles, et j’ai avancé plus vite que je ne l’aurais cru possible.

Le matin, j’accompagnais parfois les quelques poicheurs dans leur routine. La surface du lac gèle continuellement, alors je les aide à porter leurs outils. Des pieux, beaucoup de marteaux, et des gourdins. Le premier jour, quand je leur ai demandé si les poissons se débattaient à ce point, ils se sont échangé un regard entendu et m’ont simplement répondu que si c’était le cas, ils se feraient appeler pêcheurs. J’avais hoché la tête en me demandant quel genre de prise pouvait se cacher sous une couche de glace aussi épaisse. Il n’avait pas fallu longtemps pour que ma curiosité soit assouvie.

Le groupe s’était arrêté au beau milieu du lac, et je me rappelle m’être soudainement senti mal à l’aise, isolé sur une nappe laiteuse s’étendant à perte de vue. Ce fut encore pire lorsqu’ils commencèrent à frapper violemment les pieux enfoncés dans la glace. A chaque nouvelle fissure je nous voyais plonger dans l’eau glacée, condamnés à nous noyer ou à mourir de froid piégé sous une surface trop dure pour être brisée à coup de poings. Lors de mes recherches j’avais lu plus d’une histoire comme celle là, où le corps d’un malheureux s’étant aventuré sur un lac à peine gelé n’était retrouvé qu’aux beaux jours. La différence ici était qu’il n’y avait rien de tel que des beaux jours au morlac, et qu’aucun de ces pauvres bougres ne frappaient la glace comme des forcenés. Boris m’avait lancé un sourire moqueur. “Les risques du métier” avait-il dit.

En dépit des apparences, les poicheurs maîtrisaient leur sujet, et une petite zone seulement s’était brisée. En un instant les lignes étaient mises en place et les outils disposés. Je m’étais penché afin de tenter d’apercevoir quel genre de créature pouvait bien vivre dans ces conditions, et je serais tombé si Ivan ne m’avait pas rattrapé au dernier moment. Dans le trou de la glace, des dizaines de carcasses flottaient, leur peau pâle enveloppant les corps squelettiques. Je crois bien que j’ai hurlé, à ce moment. Et j’ai failli me faire dessus.

Les poicheurs ne se sont pas moqué de moi comme je m’y attendais. Ça fait toujours cet effet-là les premières fois, paraît-il. Ils m’ont assuré que ça ira mieux une fois que j’y aurais goûté. Je n’avais même pas essayé de dissimuler mon écœurement. Ce n’était pas des cadavres humains, m’avait assuré Boris. Pourtant, peut importe la manière dont je les regardait, ils me paraissaient humains. Enfin, aussi humain qu’on peut l’être après un certain temps immergé dans un lac gelé. C’est la première prise qui me démontra mon erreur.

Toutes les lignes s’agitaient de temps à autre, avant de redevenir immobiles. A chaque fois une injure fusait, et les poicheurs étaient un peu plus nerveux. Le temps était contre eux, la glace se reformait déjà à peine une vingtaine de minutes après avoir été brisée. La ligne de Joseph a été la première à avoir du succès. Sa canne à pêche s’est soudainement tordue, et le solide gaillard a presque été entraîné sous l’eau. Il ne dut son salut qu’à la réactivité d’Ivan, le sauveur du jour. Je n’avais pas remarqué la longueur du fil auparavant, mais il fallu bien tirer plusieurs mètres avant d’y voir accroché une créature comme je n’en avais jamais vue. Elle ressemblait en tout point aux carcasses qui flottaient à la surface, si ce n’était les membres palmés et le regard de glacé qu’elle nous jetait. Mon sang s’était glacé et je pense que j’aurais pu mourir de froid simplement foudroyé par ces yeux s’ils n’avaient été écrasés par un gourdin de métal dans l’instant.

Le geste de Boris avait été sûr, chirurgical. La boîte crânienne de la créature était défoncée, son corps agité de spasme essayait de comprendre ce qui lui arrivait. Une belle prise ce jour là, je n’ai jamais revu d’aussi grosse pièce depuis. Nous avions quitté le morlac, les poicheurs se congratulant, et moi encore sous le choc. Ivan m’avait invité le soir à déguster leur prise avec eux. Il me fallut ce soir là beaucoup d’alcool avant de me sentir capable d’attaquer le ragoût.

Le goût était indéfinissable, semblable à nul autre. Il avait quelque chose de charmeur, une saveur de reviens-y pour voir. C’est après ce repas que j’ai décidé de rester un peu. C’est surprenant qu’un tel phénomène soit inconnu à l’extérieur. Peut-être parce qu’Ellovic est un village isolé du monde. Mon roman les mentionnera sans faute, le réveil de tous ces êtres dormant dans le morlac pourra même constituer la clef de l’intrigue.

Mon dégoût initial est définitivement un souvenir, et je mange la chair de ces choses à presque tous les repas aujourd’hui, comme les autres habitants. Je crois que je ralentis sciemment l’avancement de mon roman pour avoir une excuse qui me permette de rester plus longtemps. Je pourrais apprendre à poser les lignes et à manier le gourdin pour me rendre utile. Devenir un poicheur même, pourquoi pas ?

J’ai demandé aujourd’hui à Boris pourquoi je n’avais jamais entendu parler des créatures du morlac avant de venir ici. Il a rit un peu, puis m’a dit que les gens qui assistaient à une pêche n’en repartaient jamais, que le secret des lyodskoy devait être préservé. Je le comprends.

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