Plus il s’approchait, plus les frissons s’intensifiaient. Il aurait peut-être dû emporter une tenue hazmat, au cas où.Mais elles sont terriblement inélégantes. La pompe gravitationnelle de l’Hypérium fonctionnait à plein régime, attirant tous les corps alentours sans distinction. Dans sa course à la surpuissance, le Haut Conseil ne cherchait plus que la quantité, il lui fallait toujours plus de terres et de métal, la planète-monde devait grossir sans cesse ou elle serait rattrapée par sa démographie effrénée. Les études les plus basiques n’étaient même plus menées, au mépris du danger.

C’était aux Gardiens, en sous-effectif sous-financé, d’évaluer les risques potentiels des centaines de cailloux spatiaux que la pompe attirait à toute vitesse. Personne ne connaissait l’existence de l’institution, malgré le gros budget pub — notez bien pub, pas holo-pub. Le genre de truc qui ne peut capter l’attention que des vieillards et des nostalgiques de l’internet. C’était même étonnant qu’il y ait eu 4 recrutements ces dix dernières années.

Les Gardiens n’avaient plus que le prestige tout relatif du titre, et leurs compétences sans égales. Dans une ère d’apathie où tout le monde se shootait aux pilules bleues et restait des jours entiers dans le Ne3, le net en réalité virtuelle, ils étaient les seuls à encore s’envoler hors de la ville-monde étouffante. Sven était probablement le meilleur droner de tout l’Hypérium, et même en bossant avec uniquement de la récup’, il s’était confectionné une armée de milliers de drones au cours du temps. Idéal pour sonder une lune comme celle-ci tout seul en moins d’un mois. Encore un peu court pour couvrir une planète, mais ça vient.

La voiture s’arrêta devant un chemin. Il regrettait Lynda dans ces moments là, surtout ses blagues épicées qui atténueraient son malaise. Le ronronnement de Dolby le réchauffait à peine, alors il l’envoya en reconnaissance. La lune d’Ortega-75 était habitée autrefois par une civilisation avancée même. Les archives de l’Hypérium recensent plusieurs communications il y a quelques siècles, quand les deux peuples étaient encore séparés de milliards de kilomètres. Puis plus rien depuis au moins 250 ans. Des civilisations mineures s’éteignaient tous les jours en étant absorbées dans l’Hypérium, c’était devenu un spectacle ordinaire. Ce qui l’était moins, c’était la disparition totale de toute vie sur la lune bien avant de pénétrer dans l’horizon de capture de la planète-monde.

En fait, si ce n’était les ruines qui couvraient la surface, Sven aurait été incapable d’affirmer que la lune avait abrité la vie un jour. L’escouade de drones archéo était revenue bredouille, et pas un cadavre n’était visible, pas plus que les animaux primitifs qui auraient pourtant dû proliférer. Sa seule piste était ce qui ressemblait à une ancienne base militaire. Les capteurs thermiques avaient relevé une intense signature dans le bâtiment principal.

Ça pouvait être de la radioactivité non confinée, s’il en jugeait par la perte de la communication avec Hubert-8, 9 et 10. Ces gens étaient encore au stade de la fission nucléaire comme source d’énergie, et les accidents étaient communs avec cette technologie. Pas au point d’effacer toute vie non plus, mais c’était sa meilleure piste. Râlant encore contre le manque de moyen des Gardiens, il s’était rendu sur place, les drones Ketels étant moins sensibles aux interférences, mais nécessitaient un opérateur proche. Si seulement ils avaient un robot pour effectuer ce genre de tâche…

Il avait choisi une colline à moins d’un kilomètre de la base pour s’installer. Il aurait pu le faire depuis la sécurité de son véhicule, mais il aimait voir directement les choses, plutôt que de se fier à la seule caméra du Ketel. Ces choses-là n’étaient pas toujours fiable, il le savait bien. Il en était le concepteur. Le vent ne soufflait pas, et pourtant Sven était tremblant. Il ne pouvait s’en empêcher, alors se disait que ça lui permettait de rester alerte. Son amour-propre préférait ça à l’idée d’être un peureux.

Le Ketel était arrivé devant la base. L’ingénieur déploya les Hubert restant autour du périmètre d’interférence, au cas où. Au cas où des drones de récupération puissent servir à quoi que ce soit. Il prit les commandes du Ketel et le fit pénétrer l’enceinte. Comme il s’approchait du grand bâtiment, les commandes mettaient de plus en plus de temps à répondre, mais la connexion ne s’interrompit pas. Ce modèle n’avait pas de bras, mais les fenêtres avaient le bon goût d’être suffisamment large pour le laisser passer.

La friture s’intensifia fortement dès que l’appareil pénétra l’intérieur de la pièce. Sven se contentait d’esquiver les murs juste avant que le drone ne rentre dedans. Son vol maladroit et la puissance des hélices faisaient s’envoler les fournitures en une tornade de papier et de bois. Soudain, dans un bruit sourd, le drone se retrouva à l’envers, la caméra ne filmant plus qu’un sol gris monochrome.

Pestant contre la table qu’il avait heurté, Sven se leva péniblement pour se diriger vers la base. Au moins, le Ketel a pu confirmer qu’il n’y avait pas de radioactivité, c’était déjà ça. Ça devait être un vieux brouilleur militaire encore en état de marche. Pas ordinaire, après deux siècles, mais il avait vu plus étrange. Il ordonna aux Huberts de percer le grillage d’enceinte et n’eut pas plus d’égard pour la double porte blindée qui se dressait entre lui et son drone perdu. Le Haut-Conseil va se réjouir, encore un arrivage de matières premières inoffensif qui prouvait l’inutilité des Gardiens. Il fut tenté de faire un faux rapport, qui mentionnerait des dépôts toxiques dans la croûte lunaire. La chef le sermonnera certainement, mais d’ici là la lune sera détruite, et les Gardiens auront gagné un peu de crédit, personne n’y perdrait réellement.

En poussant la porte à moitié calcinée, il comprit deux choses : ce n’était pas une table qui avait fait tomber son drone, et s’il parvenait à faire son rapport, il n’aurait rien à falsifier. Il était face à une véritable abomination, un amalgame de chairs entremêlées, d’os brisés et d’organes agglomérés. Une excroissance globuleuse portait à hauteur de trop nombreux yeux curieux le Ketel. La chose était aussi grosse que le couloir, et sans doute bien plus longue. Aucun de ses membres n’acceptaient de bouger, seul le cerveau de Sven cherchait activement une échappatoire. Aucun de ses implants neuronaux ne fonctionnaient, il était hors de portée des drones.

Suant à grosses gouttes, il parvint à se défaire de l’emprise terrible de la paralysie. La chose ne l’avait peut être pas remarqué, obnubilée par le Ketel. Il la lui laissait, avec les trois Huberts écrasés dans l’enceinte. Un pas. Après l’autre. Il continuait de lancer des signaux de détresses à tous les drones qui pouvaient les capter. A chaque fois qu’un grognement lui parvenait de l’entrée plongée dans les ténèbres, il se figeait quelques secondes. L’odeur de charogne enveloppait peu à peu l’air ambiant, comme si l’air emprisonné si longtemps avec la créature était lui-même devenu trop faible pour se disperser dans l’atmosphère.

Quand son appel se lança enfin, il réalisa son erreur. Un bruit déchirant de tôle froissée. Un deuxième. Un autre tomba juste à côté de Sven, qui ne pu retenir un cri de douleur. L’arête coupante du drone lui avait salement ouvert le bras. Il se couvrit la bouche. Trop tard. Et probablement inutile. Il avait attiré à nouveau l’attention de l’agglomérat en décomposition, directement sur lui cette fois. Il se retourna pour courir, trébuchant et faible, tentant d’ignorer le sang qui s’écoulait depuis son épaule. Il devait retourner au véhicule, s’il y parvenait il pourrait contacter l’Hypérium et fuir cet endroit. Il n’entendait plus la créature, mais n’osa pas se retourner. Il devait à tout prix transmettre son message, et il n’était pas certain que sa volonté ne tienne bon face à la vision d’horreur qui l’attendait dans son dos.

En haut de la colline, un bruit familier lui fit perdre l’équilibre. La lune avait déjà franchi la ceinture d’astéroïdes et les machines de l’Hypérium commençaient son assimilation. Il avait pris trop de temps. Il avait échoué à sa mission de Gardien. Il tomba à genoux, le souffle coupé par un mélange de peine et de rage. Ce n’était pas sa faute, il a fait ce qu’il a pu. Ce n’était simplement pas suffisant.

⤧  Conte suivant Martin du soir ⤧  Conte précédent Ça mort