Il avait fini par s’habituer à leur présence. Elles se désintéressaient s’il faisait mine de ne pas les voir, comme tout le monde. Celle-ci semblait l’apprécier, l’immense ombre le suivait à chaque fois qu’il se rendait à son travail. Elle galopait sans un bruit, sa silhouette se dessinant dans les ombres des arbres disposés sur le bord du chemin. Il avait fini par l’appeler Maurice. Un nom aussi ridicule que sa démarche dégingandée. Maurice l’accompagnait fidèlement sur les petites routes de campagnes comme sur la nationale, longeant le bitume ou écrasant les voitures de ses pattes fantomatiques. Il se sentait à l’aise avec elle, le comportement de l’ombre variait aussi peu que l’humeur massacrante de son patron.

Elle arrêtait toujours sa poursuite comme il entrait dans la ville, comme si les espaces confinés et étouffants lui étaient interdits. Il aimait cette idée, et se demandait parfois s’il pouvait être, lui aussi, un être vivant de liberté et d’air pur. Ah, il arrivait au feu. En général c’était là qu’ils se séparaient. Sauf, comme cette fois, quand le feu était rouge, ils gagnaient un peu de temps ensemble. L’esprit de Martin dérivait déjà vers ce qu’il comptait manger au dîner. Ignorer consciencieusement Maurice demandait toute sa concentration, et il ne pouvait se détendre qu’une fois ce feu passé.

Lorsque la tête cadavérique aux yeux vides apparu à quelques centimètres de son visage il manqua de tomber de son scooter.

“Brrrr, ça caille.”

Est-ce qu’il était parvenu à maquiller sa surprise en frisson ? Il suait intérieurement tout en conservant la face la plus neutre qu’il était capable de produire. Maurice était entreprenant, ce soir. Était-ce parce qu’il a quitté le travail plus tard que d’ordinaire ? Le klaxon le fit sursauter à nouveau. Le feu devait être passé au vert sans qu’il ne le remarque, rapport à la masse de fourrure putréfiée devant ses yeux. Le moteur du deux-roues crachota avant de redémarrer. Redresse-toi, par pitié. Si Maurice réalisait qu’elle pouvait le toucher, il ne se donnait pas trois secondes. Et la caisse derrière, qui faisait rugir son moteur, elle ne les avait pas, ces trois secondes ?

Enfin, Maurice se détourna. Le scooter s’avança prudemment entre les pattes à l’allure d’arbres tortueux. Martin attendit d’être à plus d’une centaine de mètres de l’ombre avant de se détendre. Trop de tension pour une seule soirée, il devait éviter de rentrer si tard à l’avenir. Les ombres de la ville étaient pour la plupart humanoïdes, plus vindicatives mais bien moins impressionnantes que Maurice. Heureusement pour lui, elles s’intéressaient plus à la masse grouillante qui s’agitait sur les trottoirs qu’à lui. Il parvint à rentrer sans encombre, en veillant à ne pas heurter Facteur, l’ombre qui occupait en permanence le hall de son immeuble.

Aucune chez lui ce soir, par chance. Les lasagnes de la veille avaient un goût amer. Il remarqua qu’il était agité de tremblements. Il ne pensait pas que ça l’avait marqué à ce point, mais l’agressivité de Maurice l’avait marqué. Il avait manqué de vigilance. Après autant de temps, il s’était laissé croire qu’un lien existait entre eux. Que Maurice était spéciale, amicale. Impossible de s’endormir, son esprit ne parvenait pas à se tranquilliser. Il se laissa distraire par des émissions stupides dans l’espoir de se relaxer suffisamment pour enfin trouver le sommeil.

Minuit était passé. Il n’avait jamais veillé aussi tard. Pas depuis que les ombres étaient apparues dans sa vie. Il ne souhaitait qu’une chose, fermer les yeux pour les rouvrir un matin sans ombre. Elles reviendraient au cours de la journée comme toujours. Mais le matin était sa période de paix chérie.

Il se figea. Une figure familière le fixait à travers sa fenêtre. Le regard de Martin s’était arrêté sur ces deux sphères vides de vie. La langue décomposées lécha des babines putréfiées. Maurice. Il ne pouvait plus faire semblant de l’ignorer. L’ombre était sur la ville, et dans son appartement. Martin ferma désespérément les yeux. Si seulement le matin pouvait venir.

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